Le retour du Grand opéra de Verdi se fait sous le signe éclatant d’une distribution exemplaire et de l’extraordinaire direction de l’orchestre du Wiener Staatsoper par Philippe Jordan. Kirill Serebrennikov nous propose, pour sa mise en scène, une approche par les costumes, ce qui se solde par un grand écart hermétique.
Une drôle d‘ambiance régnait à Vienne en ce dimanche 29 septembre. Côté pile, il y avait la perspective (puis la confirmation) d’un score record de l’extrême-droite aux élections législatives autrichiennes et nous suivions, dans un cadre plus large, les bombardements meurtriers du Liban, après ceux de Gaza.
Côté face, deux expositions extraordinaires sont à l’affiche de l’Albertina museum. L’une met en lumière Robert Longo, un artiste progressiste, très politique dans son approche (notamment sur la question de la guerre et des migrants). L’autre est une riche rétrospective de Marc Chagall, dans laquelle il est, évidemment, rappelé que son identité juive le força à fuir son pays, puis l’Europe sur fond de montée de l’antisémitisme des années 1920-1940. Chagall fut mis, par les nazis, sur la liste de ceux qui étaient coupables d’un art « dégénéré ».
De son côté, en cette rentrée, le Wiener Staatsoper a confié sa nouvelle mise en scène de Don Carlo à un metteur en scène dont le travail aurait, sans nul doute, à l’époque des nazis, été rangé dans la même case « dégénéré ». Kirill Serebrennikov est un artiste qui fut, lui aussi, contraint, pour des raisons similaires, de fuir son pays, la Russie de Vladimir Poutine, l’héritier lointain du Staline qui mit Chagall au pilori.
Serebrennikov avait déjà monté un extraordinaire Parsifal pour l’Opéra de Vienne. Mais, pour cette nouvelle production, l’artiste russe a été copieusement sifflé, lors de la première, et la deuxième représentation a démarré sur un « booo » bien sonore provenant du balcon, un « booo » immédiatement vilipendé par les autres spectateurs. Des batailles guerrières et politiques tout autour, une bataille artistique à l’intérieur de la vénérable maison autrichienne, longtemps, temple d’un conservatisme pesant… malgré le ciel bleu de la journée, le temps était à l’orage !
Sans nul doute, la vie comme les engagements politiques de Serebrennikov le portent, naturellement, vers une démarche et un propos militant, voire urticant. Son Limonov (projeté en mai 2024 au Festival de Cannes) en témoigne. Comme il l’a montré dans son Lohengrin parisien, il s’attache régulièrement à dénoncer les épouvantables dégâts des guerres. Pour ce Don Carlo, c’est plutôt vers une autre guerre qu’il a porté son regard, celle que mène le capitalisme débridé à promouvoir la surconsommation avec son cortège d’exploitations, de gaspillage et de pollutions. Cela se traduira, dans sa mise en scène, par des contestataires qui gâchent la fête en jetant tous les habits que nous mettons au rebut, pendant ce qui s’apparente à un quasi défilé de mode.
Dans le programme de scène, Kirill Serebrennikov affirme, à juste titre d’ailleurs, que Don Carlo est l’un de ces opéras qui se trouvent, quasi inévitablement, enfermés dans des choix de costumes (et de décors) pesants. Il indique que cette particularité, qui n’est pas neutre, l’a conduit à une mise en parallèle et en abyme de la situation des interprètes, de fait, contraints dans leurs mouvements, lorsqu’ils entrent dans la peau de tels personnages. Il emploie ainsi la notion, compréhensible, de « concert en costume » pour qualifier le résultat de bien des mises en scène de Don Carlo. Et l’on doit dire que sa conception produit de très belles images, telle celle où les chanteurs-personnages, revêtus de patrons noirs des costumes d’époque, se reflètent dans l’image de figurants vêtus eux d’habits similaires, ces derniers étant les originaux d’époque colorés (on notera, au passage la qualité du travail réalisé par Galya Solodovnikova). On peut également citer le moment où ces mêmes figurants prennent place dans des tableaux d’époque, provoquant ainsi la fusion des temps et lieux, entre le XVIe siècle en Espagne et la scène de Vienne à l’instant où nous la voyons. Enfin, le divorce temporaire que les interprètes doivent affronter en quittant leur propre vie pour se fondre dans l’identité de personnages est magnifiquement figuré dans le lent habillage de leur double, puis le déshabillage, parfois violent qui achèvera leur voyage artistique.
Par ailleurs, fasciné qu’il fut par sa visite au Kyoto Costume Institute et par la conservation high-tech des costumes anciens, Serebrennikov insiste sur le statut quasi sacré des vêtements anciens, et établit une comparaison avec l’actuel monde du luxe.
Enfin, il rappelle que les vêtements des grands d’Espagne que l’on voit, ici conservés avec soin dans un laboratoire aseptisé, faisaient partie des signes ostentatoires du pouvoir de classe au XVIe siècle. Aujourd’hui encore, « l’habit qui fait le moine » garde un statut de différentiation de classes sociales. Tout cela est vrai !
Sur le plateau, deux mondes s’opposent donc. D’un côté, ceux qui entretiennent la religion du vêtement ancien ou contemporain (le monde du luxe), de l’autre, ces petites mains (ici vêtues d’un t-shirt siglé « Liberta ») qui produisent, en masse, de par le monde, de quoi habiller les riches bourgeois.
Malheureusement, toutes les passionnantes révélations qui précèdent… sont le résultat d’une lecture attentive du programme. Car, il faut se rendre à l’évidence que, sans cela, c’est, pour le spectateur, l’incompréhension et la confusion qui règnent.
Car, si l’intention est intellectuellement intéressante, outre le fait que, sur la surconsommation, Serebrennikov n’invente rien qui n’ait été déjà exploité par ses prédécesseurs (comme Calixto Bieito, avec autrement plus d’acuité, dans son Aïda berlinoise), le gros problème de cette idée est de générer un grand écart permanent et impossible à combler entre les actions en scène et les paroles. La confusion est renforcée par des développements hasardeux (le chœur féminin, accompagnant Eboli dans la « chanson du voile », habillé en niqab) et des prolongements préjudiciables (Rodrigo ne meurt pas, mais se fond dans la masse, sans visage, des « petites mains » anonymes).
Finalement, les spectateurs assistent à deux actions parallèles qui ne se rejoignent jamais et, sur la longueur, cela concourt plus à leur (et à nous) donner la migraine et à mettre les artistes dans des situations de plus en plus inconfortables. De fait, Serebrennikov, cet artiste fascinant que l’on se gardera bien de jeter avec l’eau du bain, s’est enferré dans une approche par les costumes, une idée maîtresse intellectuelle passionnante, mais qui oublie fondamentalement le livret, les personnages… et les spectateurs.
L’une des grosses difficultés de Don Carlo est la profusion des rôles principaux et, par conséquent, la difficulté à bâtir une distribution qui ne soit pas déséquilibrée (comme le fut, par exemple, le cas pour celle de la Scala en décembre dernier). Il est, en revanche, fascinant de constater comme celle qui est réunie ici est d’une grande homogénéité, les chanteurs fusionnant leurs singularités dans une étonnante synergie.
Plusieurs chanteurs, et non des moindres, faisaient, sauf erreur de notre part, leur prise de rôles à Vienne. Il s’agissait de Joshua Guerrero, dans le rôle de Carlo, d’Asmik Grigorian, dans celui d’Élisabeth et de Roberto Tagliavini, dans celui de Philippe II.
Le rôle de Carlo est complexe. Il est le pivot de l’histoire, mais il ne bénéficie d’aucun grand air ; il n’existe qu’au travers des éblouissants duos avec Élisabeth ou Rodrigo, ou lors des scènes de groupe. Joshua Guerrero, s’il ne fait pas toujours montre d’une grande subtilité (notamment dans sa scène d’entrée avec des aigus exagérément ouverts), évolue souvent sur le mode forte. Mais gérant ensuite fort bien le duo avec Posa, puis la confrontation avec Élisabeth, il entre peu à peu dans le personnage de l’infant et réussit sa prise de rôle pour ce personnage dont la caractéristique principale est son côté exalté. Dans le duo final, confondant de beauté, alors que les deux personnages semblent s’être affranchis de leurs avatars d’époque, des avatars qui leur apportent finalement de la tendresse avant de les abandonner à leur sort, sa puissance naturelle tranche avec la résignation incarnée par Grigorian. Et finalement alors que les deux chanteurs s’accordent et que leurs voix s’allègent, eux, tout comme Serebrennikov qui a finalement mené son entreprise au bout, nous offrent une fin des plus belles et des plus poignantes. Alors que le vêtement d’époque finit en poussière, l’amour triomphe et tous, même les artistes, peuvent enfin se délivrer du poids du passé.
En Philippe II, Roberto Tagliavini confirme, une fois de plus, son talent et ses aptitudes de caméléon pour se fondre dans les personnages les plus divers. D’un chant toujours sobre, d’un jeu souvent économe où chaque mouvement est bien étudié, il parvient à incarner là les deux faces imposées par Serebrennikov, celle du rigide Roi d’Espagne et celle du patron qui suspecte sa femme de le tromper. Son air de l’acte III « Ella giammai m’amò! », cette réflexion intérieure dans laquelle il fait preuve de l’expression combinée de la douleur et de la colère est d’une grande beauté.
Étienne Dupuis, dont la voix s’est considérablement élargie et enrichie ces dernières années nous offre un Rodrigo robuste. Malgré le fait qu’avec son accoutrement, il est l’un des personnages les plus sacrifiés par la direction de Serebrennikov qui l’a largement privé de son ambiguïté naturelle, il parvient, malgré tout, à faire passer des sentiments forts de quasi-fraternité avec Carlo. Le chant est, à tout moment, intense ; l’intensité qu’il met dans le duo avec Philippe et dans le trio avec Carlo et Eboli est remarquable, car tant lui que Guerrero, Hubeaux ou Tagliavini, se situent à un niveau comparable d’incarnation et de puissance. Quant à sa « mort », elle est l’occasion pour le chanteur de rappeler qu’à l’instar de ce qu’il sait faire dans le Valentin de Faust, ce sont des scènes dans lesquelles il émeut en jouant de sa voix et en combinant judicieusement la puissance et la douceur résignée.
Si Carlo a été sacrifié par Serebrennikov, Eboli, elle, l’a un peu été, à l’origine, par Giuseppe Verdi. Le rôle est important, mais sa psychologie est moins intéressante que celle des autres personnages. Elle possède, par ailleurs, deux scènes en solo, vocalement très dissemblables, qui exigent une franche ductilité de la voix. Mais, elle est très présente et joue aussi un rôle clé dans l’histoire, cette femme amoureuse et délaissée, qui menace le fils du roi, trahit puis cherche la rédemption. Eve-Maud Hubeaux a fait sien ce rôle, en 2018. C’était à Lyon dans la version française de l’œuvre. Et depuis, on peut dire qu’elle se l’est appropriée jusqu’à y devenir une référence. Elle aussi a gagné en puissance et, si la chanson du voile fait, avec bonheur, appel à ses qualités belcantistes, son autorité naturelle se déploie ensuite dans le trio avec Carlo et Rodrigo et trouve un magnifique aboutissement dans un « O don fatale » absolument électrisant.
Pour compléter, le grand inquisiteur (devenu ici, si l’on comprend bien, le chef du laboratoire et gardien du temple des costumes anciens) bénéficie de la voix profonde, voire caverneuse, du magnifique Dmitry Ulyanov. Le duo entre l’homme de pouvoir et le haut représentant de l’inquisition, outre qu’il est accompagné de manière stupéfiante par l’orchestre, est l’un sommet de la soirée. Dans le rôle du moine, Ivo Stanchev hisse ce second rôle (mais consistant) à de très beaux niveaux, complétant ainsi le tableau des basses de la soirée. Et la voix du ciel (venant du « paradis » de l’opéra) bénéficie du talent d’Ileana Tonca.
Reste Asmik Grigorian ! La chanteuse ose, ces dernières années, des prises de rôles risquées (Lady Macbeth et Turandot, notamment) et y apporte, à chaque fois, une singularité. Elle nous interpelle même parfois, donnant l’impression de réinventer les rôles tant son interprétation ne s’inscrit pas dans les pas de ses prédécesseuses. Dès son entrée en scène en Élisabeth, elle semble, avec ses attitudes et son regard froids, être celle qui parvient le mieux à se conformer à la conception de Serebrennikov. La façon dont elle s’extrait de son habit lors du duo avec Carlo nous la montre comme une femme qui cherche à s’affranchir de ses contraintes pour un amour qui lui est interdit. La voix est alors puissante, homogène des graves au somptueux médium et aux aigus intenses, mais ronds cependant. Et si la scène qui suit alors que la Comtesse, sa compagne, est exilée, est totalement discordante dans les dialogues, Grigorian nous offre un air « Non pianger, mia compagna », conclu par une note piano parfaite. Cette interprétation s’établit alors parmi les plus beaux qu’ils nous aient été donnés d’entendre dans cet air. Par la suite, la soprano va continuer à accompagner ce personnage qui semble à jamais marqué par la tristesse, le menant même parfois à la limite de la sécheresse. Son grand air (« Tu che le vanità ») alors que, dans un maintien et une justesse de jeu à la Isabelle Huppert, elle se débarrasse définitivement de ses oripeaux de reine et, lâchant ses cheveux, redevient femme, dépasse largement la performance inouïe du chant pour conclure le parcours dramatique de cette femme malheureuse. L’air démarre dans un registre grave puissant avant que les aigus, aériens, viennent prendre le relai et que finalement, toute la richesse de la voix ample de la Grigorian soit sollicitée. Dans la scène finale, l’allègement de la voix et l’utilisation du vibrato permettent de rejoindre l’émotion nécessaire à cette partie sublime écrite par Verdi. Et finalement, c’est dans un aigu à pleine voix invraisemblable, un cri final à donner la chair de poule, que Grigorian achèvera en beauté la représentation.
S’il est un acteur majeur dans cet opéra de Verdi tant la partition est riche et nécessite des contrastes et des changements de pieds permanents, c’est bien l’orchestre. Celui du Wiener Staatsoper, ici conduit par son directeur, Philippe Jordan, démontre, une fois encore, son excellence absolue dans ce type de répertoire, une excellence proche de ce qu’il produit dans Wagner. Comme souvent, Jordan privilégie une certaine lenteur d’exécution, voire une emphase, et ceci parfaitement adapté pour Don Carlo. Chaque pupitre montre sa qualité, les cordes évidemment très sollicitées, mais aussi les cuivres et les percussions que le chef mène très loin afin de donner à l’ensemble les couleurs puissantes du Grand opéra. Cela se traduit dans les moments d’acmé tel celui de la confrontation entre Posa et Philippe. Dans le trio du jardin, l’orchestre accompagne les trois protagonistes (Hubeaux, Dupuis et Guerrero) qui, eux, rivalisent d’excellence et de puissance dans une admirable dynamique toute en tension. Finalement, il n’est pas abusif de dire que si les chanteurs ont fait briller cette représentation bien contestée par ailleurs, le superbe métier de Jordan aura permis à chacun de pleinement apprécier la musique de Verdi grâce à la beauté dégagée par l’orchestre.
Quant au chœur du Wiener Staatsoper, principalement sollicité, alternativement, dans ses composantes barytons, ténors et sopranos, dans la « scène de l’autodafé » (pour peu que l’on puisse encore l’appeler ainsi tant elle est dénaturée), il complète, par son extraordinaire unité, l’impression grandiose qui se dégage de la musique alors grandiloquente de Verdi.
Il est des soirées d’où l’on sort perplexe, voire déconcerté, des soirées où l’on se dit que le metteur en scène aurait pu nous épargner ses errances intellectuelles. Et puis, finalement, après digestion, après avoir essayé de comprendre, et que même si l’on conclut que tout ça était bien nébuleux, on se rend compte que l’on a passé une des soirées les plus excitantes qui soient. Il est vrai que face au monde abominable qui nous entoure, de tels moments restent des privilèges qui faut savoir savourer pleinement.
Visuels : © Frol Podlesnyi, © Sofia Vargaiová, © Michael Pöhn
Don Carlo sera repris en mars 2025. Nicole Car remplacera Asmik Grigorian, Elīna Garanča, Eve-Maud Hubeaux et Vitalij Kowaljow, Dmitry Ulyanov.