La mezzo-soprano Karine Deshayes, toute auréolée de ses récents succès à l’opéra, revenait à Paris, salle Gaveau, pour un récital de Lieder dans un style simple et épuré et avec un programme original et touchant.
En commençant par Mozart et Schubert, Karine Deshayes prouve immédiatement son adéquation au fameux genre du « Lied » allemand, sachant faire de chacune de ces mélodies, une véritable saynète.
Ainsi le beau poème de Goethe, « das Veilchen » (la violette) est-il presque susurré dans ses premiers vers. Mais la tendre et timide violette va être piétinée impitoyablement et Karine Deshayes devient véhémente, en colère puis exprime la résignation de cette fleur qui se satisfait d’être morte ainsi. L’on regrette à cet instant que la traduction ne soit pas disponible, car si la mezzo exprime parfaitement les contrastes de ce très beau Lied, il n’est pas forcément à la portée de tout spectateur d’en saisir le sens.
Le poème suivant, « Als Luise die Briefe ihres ungetreuen Liebhabers verbrannte…» (Quand Louise brûlait les lettres de son amant infidèle) est chanté avec légèreté et espièglerie, d’une belle voix chaude et égale sur l’ensemble de la tessiture, avec ce timbre élégant dont Karine Deshayes ne se départit jamais, mezzo à l’aigu large et puissant, au medium assuré.
Pour compléter le cycle Mozart, le programme prévoit ensuite le délicat « An Chloé », que la mezzo ornemente de superbe pianissimo, puis le « Abendempfindung an Laura » (impressions du soir pour Laura) – que Mozart composa en même temps que Don Giovanni et la petite musique de nuit – petit récit très bien sculpté par la chanteuse qui nous offre un superbe legato pour les derniers vers.
Les cinq Lieder de Schubert sont généralement connus des amateurs du genre et l’on admire l’art de la diction en allemand que possède Karine Deshayes, en nous racontant cette petite histoire de « Gretchen am Spinnrade » (Marguerite au Rouet), premier des 72 poèmes de Goethe mis en musique (merveilleusement bien) par ce mélodiste admirable qu’est Schubert. Le récit n’est autre que celui de la première partie du Faust du même auteur et est devenu un « classique » des Liederabend – et l’un des plus théâtraux – quand la chanson rejoint l’opéra notamment avec ce presque cri, « Sein Kuss » (son baiser) exprimant alors le désespoir (avant la résignation finale) de Marguerite abandonnée.
Le « Nacht und Traume » qui suit symbolise dans le choix du programme, la partie la plus tristement romantique de Schubert. Karine Deshayes aborde cette méditation sur « la nuit et les rêves » avec douceur et mélancolie sachant exprimer la douleur du poète (Matthäus von Collins) d’une voix discrètement éplorée, et restituer un peu de cette atmosphère de douleur dont Schubert a paré ses plus beaux airs.
Les deux derniers Lieder sont plus bondissants, plus véhéments, toujours très bien « dits », que ce soit le célèbre « Die Junge Nonne » où la jeune nonne raconte avec véhémence, la tempête qui l’habitait avant qu’elle ne rencontre Dieu, ou « An Silvia », cette traduction allemande du « Who is Silvia ? » de l’acte 4, scène 2, des Deux Gentilshommes de Vérone de William Shakespeare que Schubert a mis en musique alors qu’il composait l’une de ses plus grandes symphonies, la neuvième, peu avant sa mort prématurée.
Après l’entracte, Karine Deshayes, toujours très bien habillée, mais ayant changé de robe, nous offre son interprétation intelligente et poétique des quatre chansons de Reynaldo Hahn, notamment « l’heure exquise » véritable régal de beau chant, rempli de délicates nuances ou ce beau « A Chloris » (s’il est vrai Chloris, que tu m’aimes…) qu’elle nous donnera en bis, d’ailleurs pour notre plus grand plaisir.
Soulignons également le bonheur d’entendre la rare « Barcheta » (la petite barque), sur un poème, écrit en vénitien, de Pietro Buratti.
Mais le meilleur est pour la fin de ce beau récital : Karine Deshayes nous propose l’un des plus beaux cycles écrit par Schumann, l’autre roi du Lied allemand, pour voix féminine, le fameux « Frauenliebe und Leben » (l’amour et la vie d’une femme). Évocation de la passion amoureuse d’une femme, ces huit poèmes racontent chacun un épisode, la rencontre, l’admiration, la reconnaissance, les fiançailles (et cet anneau au doigt que Karine Deshayes tourne et retourne tandis qu’elle chante avec ce bonheur perceptible dans la voix), la nuit de noces et l’enfant, l’enthousiasme, le bonheur, la joie de la maternité, et puis la mort de l’époux adoré et ce piano qui joue tout seul les dernières mesures comme l’expression du fantôme du disparu.
Saluons l’accompagnement discret, mais efficace de David Fray qui suit avec talent les choix d’interprétation de la chanteuse, lui prêtant la douce sonorité de son toucher et sa virtuosité technique.
Avec ce récital d’une maitrise admirable, Karine Deshayes marche sur les pas des grandes interprètes féminines de Lieder qu’ont été Régine Crespin ou Elisabeth Schwarzkopf et l’on se réjouit de la voir aborder de nouveaux rivages dans une carrière déjà admirable de versatilité réussie.
Visuel : Karine Deshayes à l’Opéra de Monte-Carlo (2021) © Alain Hanel