Calixto Bieito s’attaque puissamment – mais non sans surcharge – à l’opéra de Verdi. La direction d’orchestre est intense et la distribution exemplairement homogène, sinon en tout point parfaite.
À chaque fois qu’il a été sollicité par des maisons d’opéra, Calixto Bieito a montré qu’il était un artiste engagé. Le metteur en scène n’est pas de ceux qui proposent de l’artificiel. Il ne cherche jamais à amoindrir sa position, pas plus qu’à atteindre un improbable consensus. Cette nouvelle production berlinoise d’Aïda est un exemple parfait de sa vivacité créatrice et militante et témoigne de la pertinence d’une expression toujours aiguisée.
Les crimes contre l’humanité ont parsemé l’Histoire d’un monde de tout temps gouverné par la guerre, par la colonisation, par l’esclavage. Ces deux derniers ont souvent été les deux têtes d’une même hydre. Bieito fait des sauts dans le passé, remonte à l’époque de la reine Victoria (contemporaine de Verdi, rappelons-le). Il remémore que les maux du monde actuel (qui touchent toutes les espèces) ont des racines anciennes.
Et une bonne partie de cela – n’en déplaise à ceux qui veulent lire l’histoire de manière purement artistique – était déjà en arrière-fond de la composition de cet opéra. Aïda fut créé à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, un canal réalisé notamment pour faciliter le commerce international qui se faisait alors souvent entre colonies et puissances colonisatrices. Sa construction fit, selon les estimations, 125 000 victimes parmi les 1,5 million d’Égyptiens qui y participèrent.
Alors, certes, dans cette mise en scène, Bieito utilise des raccourcis parfois caricaturaux et accumule les références jusqu’à saturation, prenant le risque de perdre les spectateurs en route.
Néanmoins, le propos reste très fort alors qu’il juxtapose une vidéo montrant des véhicules d’anglais embourbés dans une rivière et tirés par des éléphants, au XIXe siècle, et notre actuelle course effrénée à la consommation aujourd’hui nourrie par l’obsolescence programmée. Ce n’est pas toujours subtil, mais c’est bigrement efficace !
L’image dérange lorsqu’il met au premier plan de jeunes enfants occupés à réparer nos ordinateurs de riches avec les moyens du bord, et que des bourgeoises en robes victoriennes viennent les regarder avec une compassion limitée, peinant même à leur donner un chocolat. L’inhumanité est alors à son comble dans cette description d’une société de consommation érigée comme vecteur ou substitut au bonheur.
Il rappelle aussi que le commerce international, celui qui emprunte aujourd’hui le canal de Suez, est réalisé avec des porte-conteneurs battant d’obscurs pavillons qui sombrent en mer avec leur cargaison et contribuent à encore polluer la planète.
Il montre aussi que l’Homme veut, toujours plus, s’approprier les richesses qui l’intéressent, assujettissant ses semblables, pratiquant esclavagisme et comme loisir, mise à mort des animaux des continents conquis.
Enfin – sujet certes rabâché à l’opéra -, il met la guerre au premier plan, une guerre sale où les militaires ont plus l’aspect de chefs de gangs et jouent, avec légèreté, de la kalachnikov pour ôter la vie d’un seul coup d’index. Bieito expose aussi les prisonniers dont la tête est couverte d’un sac, ce qui rappelle la guerre en Irak et Guantanamo. Il montre enfin que les soldats fanatiques ont souvent besoin de s’aveugler et de recouvrir leur tête par un voile pour tuer…
Le propos nous trouble lorsque Bieito affirme que le mal (personnalisé par un type de « clown » maléfique que l’on a vu souvent au cinéma –Joker, Orange mécanique…) est en chacun de nous. Il présente une vision désespérée (et malheureusement juste) de la nature intime de l’homme et de la spirale infernale dans lequel il est l’acteur principal. En un instant, il transforme des femmes (de ménage ou simples ménagères) modestement habillées, en « femmes-clowns » qui appellent à la guerre. Derrière notre apparence tranquille, sommeille, en chacun de nous, un monstre prêt à crier « Guerra ! » après avoir été nourri, dans notre canapé, par les images et messages simplistes déversés par les chaînes d’infos en continu.
Alors, bien sûr, l’amour est la victime collatérale de la vision que nous expose Bieito. Il ne se montre jamais et renvoie les relations des protagonistes à une succession de brimades et de rapports de force.
Au milieu de ça, Aïda est la seule qui ne porte pas d’armes (mais elle en saisira une, un instant, pour menacer sa propre vie). Elle est lumineuse. Elle est celle qui cherche à « découvrir » les têtes, en quelque sorte à rendre leur humanité aux hommes aveuglés. La dernière image montrera qu’elle a perdu, en tous points, car même une pure ne peut pas influer sur la folie des hommes. Par son idéalisme, elle est la plus grande victime de l’histoire, mais Radamès et Amneris qui étaient dans le camp adverse subiront le même sort. Au jeu de la guerre et de la destruction, il n’y a que des perdants.
L’habit des femmes accentue la différence de monde entre les privilégiés et apparaît bien comme un déguisement marqueur de classe sociale. Être femme dans le monde du roi, que l’on soit Princesse ou prisonnière, c’est porter une veste ou une robe lamée. Être femme dans le monde des opprimés, c’est porter une robe faite de sacs en plastique. Et lorsqu’Aïda revient dans le monde des exploités, le costume est composé d’un simple pantalon et d’un t-shirt. Lorsqu’Amneris se retrouve impliqué dans la guerre menée par les dominants, elle endosse une veste de treillis.
Tout cela donc, est donc contenu dans la première partie et le propos s’avère parfois confus par péché de surabondance. Quoi qu’il en soit, Bieito nous présente un « grand spectacle », une succession de scènes puissantes et, finalement, une soirée riche. Il utilise toutes les capacités techniques de la scène du Staatsoper unter den Linden, il juxtapose les scènes, il met le focus sur des éléments violents.
La seconde partie est beaucoup plus dépouillée et, à l’intimisme des scènes, il répond par une scénographie et une direction d’acteurs tirées au cordeau. Les actes III et IV nous plongent dans un véritable miracle de mise en scène. Sur fond d’un blanc aveuglant, c’est d’abord le cachot dans lequel est enfermé Amonasro, puis une scène entre la fille et le père d’une grande puissance alors que les deux protagonistes s’abritent (avec le drapeau éthiopien) derrière une fibre nationaliste. Puis c’est le piège tendu à Radamès dans lequel celui-ci perd littéralement la raison.
La grande partie d’Amneris qui suit est autant sublimée par la mise en scène que par la présence aiguisée d’Elīna Garanča. Lorsqu’elle cherche à atteindre Radamès couché sur une plateforme, Bieito montre l’impossibilité physique que ces deux-là ont à se rejoindre. La scène du procès laissant Garanča seule en scène, vêtue d’une robe de mariée, rampant parfois noyée dans la lumière émise par d’immenses projecteurs, est admirable et s’achève par une mezzo-soprano attirant sur elle tous les regards et une véritable ovation après sa performance impressionnante.
La représentation arrive à son terme dans une scénographie (que l’on se gardera bien de spoiler) marquée par une intimité mortifère entre les trois personnages, où point, dans un monde dévasté, la destruction indifférenciée de tous les êtres… quel que soit l’endroit d’où ils sont partis.
Il n’en change pourtant pas fondamentalement la nature : Amneris conserve son statut de personnage de plus complexe (et de plus intéressant) de l’histoire ; Radamès est une brute fanatisée et assez déséquilibrée. Quant au personnage d’Aïda, il pâtit des caractéristiques que lui confère Bieito, car face à la violence des hommes, elle ne peut opposer qu’impuissance ou tentative de négocier.
Marina Rebeka est une Aïda impressionnante la plupart du temps sans, pour autant, posséder tous les atouts vocaux pour le rôle. C’est, paradoxalement, dans les deux grands airs, le « Ritorna vincitor » et le « Qui Radamès verrà » qu’elle expose une voix insuffisamment dramatique et un manque de rondeur. La voix, reconnaissable entre toutes a, bien sûr, ce côté « métallique », les graves ne sont pas des plus profonds et le reste de la tessiture n’offre pas des couleurs très variées.
En contrepartie, la voix est puissante, les nuances sont nombreuses même si les sons piani ont du mal à tenir et s’évanouissent souvent vite ou finissent en forte. L’interprétation théâtrale est toujours incroyablement juste.
C’est donc principalement dans les duos que Rebeka montre l’étendue de son talent par une appropriation acérée du personnage. Elle s’impose par son jeu puissant dans les solos comme dans les duos avec Amneris, Amonasro et Radamès. C’est, parfois, sur un mot comme le « Giammai » (jamais) qu’elle oppose à son père qu’elle affirme sa puissance d’interprétation. Et, incroyable performance, elle interprète tout le dernier acte allongé par terre, finissant d’attester de l’audace qui caractérise cette artiste volontaire, une artiste qui ne recule pas devant ses propres choix artistiques.
Elīna Garanča est, aujourd’hui, une Amneris idéale. Elle, aussi, s’approprie son personnage, devenant au fur et à mesure de la représentation de plus en plus débraillée et échevelée. Elle incarne une femme déterminée, mais mise devant des choix tout comme une véritable tigresse. Durant toute la soirée, la voix au timbre d’une incomparable richesse est d’un ambitus impressionnant et elle peut s’autoriser des graves parfaits et des aigus tranchants (comme celui qui clôt la grande scène de l’acte IV). La standing ovation qui a accueilli Garanča aux saluts a montré qu’elle est aujourd’hui, l’une des plus grandes artistes du circuit et, probablement, la plus grande mezzo-soprano verdienne.
Comme dit précédemment, Radamès est un homme qui semble avoir perdu bien des repères, il est violent, il est fanatisé ; il expose même une part de sadomasochisme dans sa relation avec Amneris. Yusif Eyvazov se moule parfaitement dans le rôle, il est toujours juste dans sa gestuelle même lorsqu’elle est extrême. Certes, l’on peut dire que, par certains aspects, la voix du ténor n’est pas séduisante, mais il s’appuie sur une gestion du souffle absolument admirable, et livre un « Celeste Aïda » d’une efficacité redoutable, sinon d’une grande finesse. Il clôt l’air par un aigu tranchant aux sonorités de voix de tête, prolongé par une reprise inattendue. Par la suite, la tessiture d’Eyvazov conviendra, en tous points, au Radamès que Bieito a tiré vers son côté le plus sombre.
En Amonasro, Gabriele Viviani est, également, remarquable. Sa présence physique imposante autant que sa voix puissante confèrent au père d’Aïda la dimension d’un personnage assoiffé de vengeance qui n’est pas plus recommandable que les autres dans l’usage intéressé et sans affection aucune qu’il a de sa fille.
Si la plupart des personnages jouent de leurs armes, Ramfis n’en possède pas, mais il exhibe une croix qui paraît finalement plus dangereuse encore, car elle est la source de la fanatisation. Les années (et les polémiques aussi) passent, mais René Pape est encore impressionnant. La voix n’a rien perdu de sa majestueuse autorité ni de ses couleurs variées et il montre qu’il est encore l’une des grandes basses verdiennes, notamment lors du duo « Nume, custode e vidice… » avec Radamès.
Enfin, Grigory Shkarupa sait apporter la pertinence de son jeu et la noirceur de sa voix au rôle d’un roi-chef de gang ultra-violent.
Aïda est aussi (et, parfois, avant tout), un opéra de chef. Nicola Luisotti conduit l’orchestre de la Staatskapelle de Berlin avec plus de force et de détermination que de finesse dans une logique s’accordant totalement avec la violence du propos de Bieito. Bénéficiant de l’acoustique extraordinaire du Staatsoper unter den Linden, il peut impressionner en enveloppant résolument le public et en adoptant une rythmique extrêmement tendue dans chacun des duos, trios ou ensemble. Quant au chœur du Staatsoper, il a fait preuve d’une étonnante et magnifique appropriation des idées du metteur en scène autant que d’une puissante présence.
La représentation s’est terminée par une ovation remarquable. Et pourtant nous avions été confrontés durant plus de trois heures à un monde déshumanisé situé dans un univers complexe bâti par l’un des plus talentueux et décapants metteurs en scène actuels. Le spectacle a fait mal là où il a appuyé et a aussi provoqué des réactions contrastées.
Il est incontestable que si l’on veut rencontrer l’opéra comme exclusif art de divertissement, ce n’est pas chez Bieito qu’il faut venir le chercher.
L’on peut bien sûr détourner le regard des horreurs des hommes. Mais l’actualité nous le démontre chaque jour, on ne peut pas faire disparaître la réalité infernale qui s’expose et s’impose à nous. Bieito nous a mis, une fois de plus, devant le dilemme : l’art (en général) et l’opéra, en particulier, est-il une échappatoire ou un reflet du monde ?… Nous n’avons pas répondu à la question ce soir, mais nous sommes sortis de la représentation aussi choqués qu’enchantés.