La nouvelle, dévoilée ce dimanche par l’agent de la soprano belge Jodie Devos, en aura sidéré plus d’un : elle est décédée à 35 ans après avoir lutté contre un mal fulgurant. Fulgurant, comme la carrière d’une surdouée, dont la trajectoire était éblouissante, et qui laisse une empreinte humaine ineffaçable sur ceux qui ont eu la chance de la côtoyer.
Née à Libramont, elle avait grandi dans la ferme familiale à Lahérie, près de Neufchâteau dans la province de Luxembourg, en Belgique. Cela lui faisait un point commun avec la légendaire soprano dramatique Birgit Nilsson, et on ne peut douter que cet environnement particulier ait influencé sa capacité de travail rare. Comme la soprano suédoise, c’est le chant choral qui lui permet de passer de l’environnement rural au monde de la musique. Puis, après avoir étudié à l’Institut de Musique et de Pédagogie de Namur auprès de Benoît Giaux et d’Élise Gäbele, la jeune soprano obtient en 2013 un Master of Art à la Royal Academy of Music de Londres, dans la classe de Lillian Watson. Elle travaille également, lors de master classes, avec Helmut Deutsch, Nadine Denize, Christiane Eda-Pierre ou Marc Minkowski.
Sa carrière prend son essor en 2014, quand elle remporte le Deuxième Prix et le Prix du public du prestigieux Concours Reine Élisabeth de Belgique (elle est également lauréate de plusieurs concours nationaux, comme le Concours Bell’Arte, le Fonds Thirionet, Les Nouveaux Talents de l’Art lyrique et le Prix Jacques Dôme. Elle est nommée Artiste Jeune Talent de l’année 2015 par les International Classical Music Award (ICMA)).
Pendant le concours Reine Élisabeth, elle est victime d’un malaise vagal lors de sa prestation, elle s’évanouit et revient sur scène trois jours plus tard pour interpréter « Glitter and be Gay » de Bernstein. L’anecdote symbolise à elle seule l’exigence artistique et la volonté hors du commun de Jodie Devos, qui est dans ce domaine restée un modèle pour ceux qui ont croisé son chemin.
Suite à ce concours, elle intègre l’Académie de Opéra-Comique alors dirigée Jérôme Deschamps, ce qui lui permet de s’aguerrir dans de petits rôles d’opéra-comique, et elle saisit sa chance lorsqu’elle remplace au pied levé, en décembre 2014, Sabine Devieilhe en Adèle dans la version française de La Chauve-Souris de Strauss.
À Paris, la jeune soprano brille tout d’abord dans le répertoire de l’Opéra-Comique, avec Les Mousquetaires au couvent de Varney en 2015, puis elle parcourt la carte du tendre offenbachien de Montpellier à Liège en passant par Bastille, avec le rôle-titre de Geneviève de Brabant en 2016, Eurydice d’Orphée aux Enfers en 2017, Olympia des Contes d’Hoffmann en 2020, Elsbeth de Fantasio (à l’Opéra-Comique en 2020 et 2023), Gabrielle dans La Vie parisienne en 2021, le tout couronné par le disque Offenbach colorature en 2019, sous la férule de Laurent Campellone. Le chic typique de ce répertoire ne s’invente pas, s’il s’apprend tout de même un peu, et c’est la fraîcheur dans l’agilité, la grâce dans la féminité qui émane de toutes ces incarnations de Jodie Devos.
Pour une soprano colorature, certains rôles s’imposent comme des rêves à décrocher : ainsi de Lakmé et ses contre-fa, que Jodie Devos aborde à Tours en 2017 avec Laurent Campellone, avant de l’approfondir plus tard à Liège. Ainsi de la Reine de la Nuit dans La Flûte enchantée de Mozart, qui culmine sur les mêmes cimes, étrennée à Dijon en 2017 et reprise à la Bastille en 2019. Mais au-delà des prouesses de virtuosité, la soprano belge exhibe un tempérament alliant douceur et détermination, qui marque les esprits.
Le sien est particulièrement ouvert, puisqu’elle se distingue dans des redécouvertes passionnantes comme Le Chalet d’Adam, Le Timbre d’argent de Saint-Saëns, La Nonne sanglante de Gounod, et l’étourdissante réinterprétation par Clément Cogitore des Indes galantes de Rameau à la Bastille en 2019. À Tours puis à Québec en 2023, elle incarne une vibrante et tragique Lucie de Lammermoor de Donizetti en français, jouant des capacités de son timbre à se densifier pour dessiner une Lucie tout en contrastes entre force et fragilité, passionnée et brisée par les lois du patriarcat.
C’est peu de dire que la soprano belge a su faire preuve d’un éclectisme rare : en 2023, elle crée à la Monnaie On purge bébé de Boesmans, en 2017 elle enregistre un album de mélodies anglaises, And love said… qui lui permet de dévoiler une facette plus intime, loin des coloratures, et qui mêle Britten, Walton, Leterme et… Freddie Mercury, car elle n’oublie pas ses émois musicaux d’adolescente. Éclectisme et respect des racines se rejoignent en 2022 dans l’enregistrement de Bijoux perdus, des raretés en hommage à la soprano belge Marie Cabel.
En octobre 2015, Stefano Mazzonis di Pralafera, directeur de l’Opéra royal de Wallonie-Liège, lance sa carrière en terre wallonne avec Rosina du Barbier de Séville de Rossini, où déjà la critique loue autant son tempérament solaire que sa virtuosité ébouriffante. Suivront Susanna des Nozze di Figaro de Mozart, et un rôle phare, Marie de La Fille du régiment de Donizetti en 2021, dans lequel elle brûle les planches, comme avait su le faire Natalie Dessay auparavant : tendre, mais passionnée et capable de résister à l’adversité comme d’ouvrir son cœur, elle trouve ici un rôle à la mesure des facettes de sa personnalité. Puis elle aborde à l’ORW Verdi avec Gilda de Rigoletto en 2022 (qui aurait dû être suivi d’Oscar du Bal masqué au Liceu de Barcelone, rien moins, en 2023), Philine de Mignon, dont elle fait le rôle principal, excusez du peu, et enfin elle subjugue en 2023 en Ophélie d’Hamlet de Thomas, mêlant les moirures d’un timbre qui devient plus corsé aux transparences diaphanes de l’amante sacrifiée du prince de Danemark, dans une mise en scène passionnante de Cyril Teste.
En 2025, Jodie Devos devait faire ses débuts en Violetta dans La Traviata de Verdi à Tours, dans le rôle-titre de Martha de Flotow à Limoges, reprendre Le Feu, la Princesse et le Rossignol dans L’Enfant et les sortilèges de Ravel à Monte-Carlo, Aspasia dans Mitridate de Mozart à Lausanne, Constance dans Dialogues des Carmélites de Poulenc au TCE… Nous ne les verrons pas. Sa carrière n’aura duré que dix ans, la moisson à venir était si belle !
Celle qui avait apporté aux vocalises plus de lumière intense et profonde que d’éclats, celle qui avait enrichi les vies de ceux qui l’ont croisée même peu de temps par son regard à la fois espiègle et pénétrant, par son sourire franc, par sa force intérieure qui n’irradiait que délicatesse et ferveur, nous la retrouverons sans doute dans la pureté d’un arpège, dans la clarté d’un matin, dans le frémissement du vent dans les arbres et nous saurons l’y reconnaître.
Visuels : portrait © Marco-Borggreve, Orphée aux enfers © Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie Liège, Lucie de Lammermoor © Jessica Latouche, Ophélie dans Hamlet © V. Bianchi / ORW-Liège.