Le metteur en scène monégasque Jean-Louis Grinda, a créé à Avignon en décembre dernier sa mise en scène de L’Heure espagnole. Venant après celle de 2012 de L’Enfant et les sortilèges, elle permet aux opéras d’Avignon, Tours, Liège et Monte-Carlo de représenter en enfilade les deux opéras de poche de Ravel en une seule soirée dans une optique cohérente. Et si d’aucuns pensaient un peu rapidement qu’il est un metteur en scène conventionnel, le spectateur du diptyque monté à Tours se rend compte que l’homme de théâtre a le goût du paradoxe, en inversant les perspectives habituelles : c’est un Enfant et les sortilèges plutôt réaliste et une Heure espagnole plutôt farfelue qu’il nous propose.
En 2015, c’était La Voix humaine de Poulenc que l’opéra de Tours présentait en regard de L’Heure espagnole de Ravel. Il est finalement très rare de voir monter les deux petits opéras du compositeur basque ensemble – comme on les a vus le 4 février dans la cité d’Indre-et-Loire – car ils sont très différents au-delà de leurs points communs évidents : le petit format, et un style musical fondé sur la fusion de nombreux courants musicaux.
On peut considérer que, si c’est un patchwork stylistique, L’Heure espagnole l’est essentiellement dans un but parodique. On y trouve pêle-mêle la parodie de l’espagnolade, la parodie de l’opera buffa italien, des duos d’amour de l’opéra conventionnel (ainsi la sérénade d’Inigo « Oui, fou de toi, ô ma jolie » à la scène 12), le pastiche de l’opéra romantique (trois Espagnols se disputant une femme, et l’un d’eux dans un placard, c’est Ernani, Verdi après Hugo !), le pastiche de la habañera dans la scène 2 et le quintette final, du flamenco (l’air de Concepción, celui de Gonzalve), de la sérénade italo-espagnole (la romance de Gonzalve). Mais globalement le chant est proche du parlando, en-dehors de Gonzalve, qui sert de contrepoint archaïsant et ridicule. L’imbrication des styles sert de palette expressive pour mettre en boîte (c’est le cas de le dire) les personnages dont aucun ne sort vraiment indemne, pas même Ramiro, tout en muscles et bien doté par la nature, mais finalement peu finaud et vainqueur d’une confrontation sans adversaire pour les beaux yeux de Concepción. Chacun en prend pour son grade, et l’objectif est de rire de tous, en moquant les modèles.
Si l’orchestre est volontiers bruitiste dans L’Heure espagnole, avec l’utilisation de ressorts, crécelles, fouets cet aspect se limite à la première scène, et c’est à des fins de caractérisation symbolique limitée à la représentation initiale de la mécanique horlogère, même si l’on peut, in fine, y voir aussi une mise en abyme des personnages, si creux qu’ils sont eux-mêmes peut-être des automates tout autant que les breloques de l’horloger. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’option choisie par Jean-Louis Grinda dans sa mise en scène de réduire ces personnages à des vignettes de BD est assez pertinente.
L’Enfant et les sortilèges est lui aussi organisé comme un patchwork mais celui-ci est plus lié à l’onirisme, aux ambiances nées de l’imagination de l’enfant aux confins du rêve et du cauchemar. Râpe à fromage, fouet, livre de bois, crécelle, flûte à coulisse) côtoient la stylisation d’un jazz-band ; l’aspect bruitiste est bien plus développé, et l’imitation naturaliste d’un jardin, créant tout un champ de perceptions qui traduisent une vision du monde à hauteur des obsessions et peurs de cet enfant, n’est pas si loin de Debussy. Le chant, lui, développe de multiples potentialités, du chuchotement à la vocalise, du cri au parlé, à l’émission narines pincées, ou en grossissant la voix, jusqu’aux onomatopées des rainettes et au duo miaulé, bien au-delà de ce qui a lieu dans L’Heure espagnole. Un peu avant le « réalisme poétique » de Carné, c’est un réalisme onirique et quelque peu sauvage que développe Ravel, dans un mélange de registres comique, parodique et sentimental : le lamento, la chanson populaire, le ragtime, le jazz, le contrepoint médiéval, la comédie musicale s’entremêlent avec le fox-trot, la polka et le menuet pour les parties dansées, formant un ensemble d’une rare originalité.
Comme le dit Grinda dans son texte de présentation, finalement seule l’horloge est le point commun entre les deux œuvres. Pour ce qui est de l’Heure espagnole, Grinda prend le parti d’un « traitement totalement imaginaire » également à rebours de la tradition réaliste (dans laquelle s’inscrivait la mise en scène de Laurent Pelly, avec ses costumes modernes et ses chevelures improbables). Il affirme dans le programme : « Dans un décor de bande dessinée, peint à l’aquarelle, nos cinq protagonistes s’agiteront en tous sens, se parlant sans jamais se regarder, pour s’adresser toujours « face public », cassant ainsi l’idée de tout réalisme dans cette irrésistible comédie. »
Le décor de Rudy Sabounghi est constitué de quelques meubles réels en trois dimensions : un canapé bleu à cour, un petit bureau au centre, plein de petits mécanismes, un escalier en deux parties à cour qui mène à la chambre de Concepción, et deux fauteuils à jardin, ainsi que deux horloges en bois léger, derrière le bureau de l’horloger au centre qui, une fois posées contre le fond du décor, donnent sur des portes discrètes permettant à Inigo et Gonzalve de disparaître quand Ramiro soulève les horloges. Mais l’essentiel réside dans un dessin cartoonesque qui envahit les murs, figurant quelques meubles et de multiples horloges derrière le bureau de Torquemada, ainsi qu’une porte munie d’une verrière à jardin représentant l’entrée du magasin de Torquemada, et de fausses portes dessinées, des papiers peints dignes de Tintin, un canapé et un miroir dessinés à cour, dans lequel un pont se reflète. Un dessin de verrière au plafond permet des éclairages variés et plaisants de Laurent Castaingt, avec de multiples ombres et projections.
Iv
Ce point de vue paradoxal est fort distrayant, mais touche finalement à certaines limites. D’une part, le parti-pris de tout voir de face, en deux dimensions, et de tout aplatir conduit à une problématique absence de regards entre les chanteurs, et, partant, à une absence d’interaction intentionnelle entre les protagonistes, ce qui finit par empêcher l’éclosion de la théâtralité. Les costumes, élégants mais trop réalistes, justement, font perdre une part de cohérence à sa vision (des costumes plus dessinés et proches de la BD nous auraient mieux convaincu). Autre limite, surtout, incontournable celle-là : quoi de plus réaliste en fait que la libido qui titille Concepción, et qui fait le sel de la comédie de L’Heure espagnole, au travers de tout un ensemble de sous-entendus érotiques à peine voilés (« C’est un bijou de famille » à la scène première, « le mécanisme est très fragile, et notamment le balancier » scène 8, entre autres, et même « L’Estremadure » n’est pas sans relents grivois) ? C’est bien là où le bât blesse, car Grinda lâche beaucoup trop la bride à la représentation réaliste des pulsions sexuelles, montrant dès le début l’épouse frustrée qui enlève sa culotte rouge qu’elle offre à Gonzalve, puis ne manque jamais d’échanger des palpations fessières avec Ramiro, jusqu’à un finale où les nouveaux amants prennent des poses trop explicites, évacuant l’intérêt capital des sous-entendus : Concepción se jette dans les bras du muletier qu’elle chevauche déjà à califourchon. Tout l’abîme de sous-entendus qui met en écho la frustration de l’épouse mal mariée et celle du spectateur du début du XXème siècle, qui ne peut que deviner à travers ces sous-entendus une réalité qu’il est impossible alors de représenter, se voit ici réduit à néant.
Et c’est bien dommage, car le quintette de chanteurs réuni est globalement très satisfaisant. Kaëlig Boché délivre un Torquemada assez léger, de son ténor clair taillé au fusain, au grave aisé, avec des r non roulés. Son portrait du mari avare en force musculaire est proche de celui d’un Keaton, naïf au possible sous son blanc fard, et qui développe des couleurs de grigou en fin de partie pour au moins s’y retrouver en espèces sonnantes et trébuchantes, fors l’honneur marital, quand il vend ses horloges à ses rivaux. Le baryton belge Ivan Thirion a la carrure grandiose du muletier et dispose d’un instrument sonore et de belle couleur, aux registres très différenciés encore : l’aigu très clair est ténorisant, proche du baryton Martin, aux demi-teintes qui pourraient être plus suaves (« Voilà ce que j’appelle une femme charmante », « tintinnabulent ») , le grave coloré et solide (« c’est un bijou de famille »). Il compose un muletier simple et bonhomme, sans bêtise excessive, captant facilement la sympathie du public. Le choix d’Anne-Catherine Gillet était déconcertant au premier abord, puisqu’aujourd’hui il est de bon ton de confier le rôle à des mezzos, peut-être pour y trouver des couleurs hispanisantes voire de faux airs de Carmen. Mais la créatrice, Geneviève Vix, était soprano, et l’artiste belge maitrise un instrument frais et éclatant (avec une projection de feu, susceptible de braver les éclats ponctuels de l’imposant orchestre ravélien, comme dans « Vraiment, monsieur , vraiment, j’abuse » à la scène 3. Son éclat est plus grand encore début de son aria « Oh ! la pitoyable aventure ! », où elle compose un personnage très convaincant dans ses éclats de frustration comme dans ses minauderies cartoonesques adaptées à la vision de Grinda. Elle assume efficacement les graves de la partition sans les poitriner à l’excès, et projette l’aigu de la façon la plus fière dans les dernières paroles du quintette où elle vole la vedette aux hommes (« Avec un peu d’Espagne autour »). Voilà un formidable portrait de Concepción, une référence moderne.
Le Don Inìgo Gomez de Jean-Vincent Blot se hisse sur les mêmes hauteurs, et s’affirme comme la référence absolue du rôle. C’est le type même de la basse française, d’une exceptionnelle ductilité, et d’une précision musicale absolue. L’aigu, toujours parfaitement mixé, est un régal de délicatesse ici délicieusement démonstrative (des « amour, amour » succulents scène 19, « C’est un rêve » frémissant comme ses moustaches à la Dali, scène 13), là plus percutant (« Salut à la belle horlogère », scène première, «et même y serais-je à genoux », scène 12 ). Dès son entrée, on est frappé par une diction remarquable, volubile, précise, qui permet tous les sous-entendus et toutes les colorations, comme l’aspect précieux et mielleux du « soin horloges publiques ». « Evidemment, elle me congédie » est une pépite de dépit balourd, et l’acteur l’équilibre par quelques pas de danse très élégants à la scène 9 (« Ma mine imposante et sévère »). « Et personne pour me haler, personne » (scène 19) est un bijou de piteuse désolation, « Que ma puissance apparait vaine » (scène 7) est splendide de fatuité satisfaite, et Jean-Vincent Blot sait aussi chanter sur les consonnes comme on l’a rarement entendu : le « l » de « jolie » dans « Oui, fou de toi, ô ma jolie », (scène 12) si palatalisé, exprime à la perfection, au travers d’un legato d’école, la délectation du banquier devant les appas de l’horlogère. Cet instrument à l’émission très claire est parfaitement égal sur tout l’ambitus, offre aussi des graves nourris et chauds (« il part », scène 12). Ainsi la voix de la basse rennaise est-elle à la fois parfaitement instrumentale et totalement théâtrale, ce qui lui permet de composer un banquier idéalement ridicule, dans la plus pure tradition bouffe qu’il incarne, tel un Dara français.
Le Gonzalve du ténor argentin Carlos Natale nous a laissés plus partagés. Il n’est pas sans qualités, notamment un vrai délié dans la conduite du son (belle messa di voce sur « En dépit de cette inhumaine » scène 13), et un certain sens du ridicule qui fait des airs de Gonzalve de délicieux moments de parodie de l’artiste inspiré (et habilement grimé). Cependant, l’orchestre l’étouffe un peu notamment dans « L’émail de ces cadrans dont s’orne ta demeure » à la scène 4, et son accent sud-américain prononcé ne lui permet pas de transmettre toutes les subtilités de la prosodie française, surtout celle, particulièrement subtile, de Ravel qui demande une réelle finesse dans l’élision des « e » muets notamment. Il recourt beaucoup au falsetto dans l’aigu, comme dans « Comme font deux amants sur l’écorce des trembles » scène 17 ou « à la rime cocasse. » dans le quintette final , et son grave est trop peu projeté.
Pourtant à tout moment, le chef américain Robert Tuohy, comme il le fait toujours, veille aux équilibres du pléthorique orchestre ravélien, adaptant ses fortissimi aux chanteurs, chaloupant les rythmes et respectant idéalement la pulsation naturelle de cette musique de sorte que le chant des protagonistes se coule dans un cadre idéalement expressif.
On ne notera qu’un seul défaut dans la partie musicale : le remplacement bien dommageable du piano par un synthétiseur dans les loges d’avant-scène, qui fait perdre la saveur authentique de l’instrument, si important dans cette partition. Robert Tuohy dirige un orchestre pléthorique, serré autant qu’il est possible dans une fosse trop exigüe pour lui et débordant dans les deux niveaux de loges d’avant-scène à cour et à jardin.
Jean-Louis Grinda explique dans le programme de salle qu’il veut traiter L’Enfant et les sortilèges de façon réaliste, à rebours d’une certaine tradition : il refuse de montrer « une chaise qui chante, une horloge qui parle, une tapisserie qui s’exprime ». Et c’est une totale réussite dans la mesure où son opposition à la tradition trouve réelle une pertinence.
Le décor de Rudy Sabounghi est très différent de celui de L’Heure espagnole : il utilise toute la profondeur du plateau, et esquisse une très vaste chambre aux murs nus et lézardés, au plafond très haut (à l’opposé du plafond très bas du livret) figuré par des poutres croisées de stuc. De très hautes fenêtres à baldaquins, où pendent de longs rideaux, ouvrent sur le jardin. Une haute tapisserie orne le fond de scène, qui s’élèvera ensuite vers les cintres pour laisser la place à un grand cadre doré de tableau où apparaît un grand arbre. Outre l’horloge et les objets préconisés, deux grandes armoires à cour et à jardin serviront aux personnages, notamment celle de cour d’où sortira le personnage de la princesse.
L’énormité de cet espace procure deux avantages : un contraste maximal avec l’enfant qui s’y trouve un peu perdu, et la place suffisante pour y déployer plus de chanteurs, danseurs et acteurs qu’à l’accoutumée. Car l’idée réaliste de Jean-Louis Grinda est de faire apparaître toute une domesticité en phase avec le look années folles de la mère. Dès le début, c’est un serviteur en tenue noire et tablier blanc qui se tient dans le fauteuil, où il se roule une cigarette ; plus tard il chantera le rôle du fauteuil. Cette domesticité devient le rival de l’Enfant, qui tente de remettre en place tous les meubles, lampes, lit central à baldaquin détruits ou balancés par lui lors de sa crise au début de l’œuvre, ou de lui faire peur (étonnant insecte mobile créé par trois serviteurs, l’une allongée à l’envers sur les épaules des deux autres avant l’arrivée de l’horloge. Cela crée un véritable ballet, (chorégraphié par Eugénie Andrin) et donne un mouvement inattendu et continu à l’ensemble de l’œuvre. Pour la partie très « cabaret » de la théière, les serviteurs entament justement un petit ballet avec des plateaux de serveurs garnis de verres, le personnage de la théière est un serviteur qui danse les pieds dans la tasse qu’il finit par briser, la Tasse comme la Bergère est une servante, qui danse avec un abat-jour sur la tête. La partie chorégraphique trouve son acmé dans la scène des rainettes où des enfants (de la classe de danse du CRR de Tours) entament une remarquable danse synchronisée au sol en tenue de bain quasi batracienne, rejointes par la Rainette. C’est la gouvernante, incapable de se faire obéir par ses gestes par l’Enfant, qui devient le feu, qui prend bel et bien réellement dans un des chevrons enlevés du parquet (remarquable travail technique). Le chat est un serviteur qui projette ensuite des ombres sur la tapisserie à l’aide d’un projecteur et des ses son bras en ombres chinoises. Les nombreux serviteurs reviendront à la fin devant le miroir, passés en revue par la mère, quand l’Enfant est enfin endormi et que la réalité reprend ses droits, offrant un superbe instant choral (excellent chœur de l’Opéra de Tours sous la houlette de David Jackson). L’arbre même est un jardinier avec tablier et chapeau de paille qui tient une branche feuillue devant lui avant de repartir se cacher dans l’armoire à jardin : c’est le symbole de l’imposture, de la vengeance de la domesticité qui tient à donner une leçon de morale à l’ « Enfant méchant ».
Entre temps la féerie aura naturellement trouvé sa place, tout droit sortie de la psyché de l’Enfant. Les lumières de Laurent Castaingt et les projections vidéo associées créent des atmosphères surnaturelles. Lors de la scène de l’Arithmétique, les chiffres sont des enfants du chœur en tenues grises et portant bonnets d’âne (excellente Maîtrise du CRR de Tours sous la direction de Marie Saint-Martin), et le Petit vieillard un professeur en blouse blanche avec barbe et perruque assorties (qui enlève sa perruque à la fin de la scène dans un geste très réaliste) et les projections sorties du tableau noir envahissent la tapisserie et les murs jusqu’au plafond au rythme infernal de la musique. La princesse sortie de l’armoire par le haut est illuminée en ombre chinoise inquiétante contre le mur de cour, avec des contrastes kaléidoscopiques associés, jusqu’à des teintes phosphorescentes sur la tapisserie qui apparaît comme en négatif. Et lors de la scène du jardin, la plus impressionnante de toutes, une lumière verte envahit la pièce, et les costumes se font plus oniriques : la Libellule a des ailes dans le dos, la Chauve-souris des ailes noires et l’Ecureuil de la fourrure. Le tableau ayant remplacé la tapisserie est devenu miroir, symbole de la psyché de l’Enfant, et de l’inversion des mondes réel et rêvé, et les projections font en sorte de créer devant lui au sol une flaque où l’Enfant va nager avec la Rainette. Mais quand le chœur revient avec moult costumes étranges et hétérogènes, on reconnaît bien encore sous eux les jupes et pantalons des serviteurs, et quand l’Enfant bande la patte blessée de l’Ecureuil, tous les serviteurs qui s’inquiètent finalement de sa santé après la vengeance retrouvent leur livrée (sauf la chauve-souris, la Rainette et la Libellule). La féerie apparait donc vraiment comme un travestissement du petit complot vengeur ourdi par les serviteurs pour ramener le chenapan à un peu de respect. On ne peut que s’incliner devant l’inspiration du metteur en scène dans cette conception de l’ouvrage, personnelle et séduisante à la fois.
L’équipe totalement francophone réunie pour cet opéra de poche est aussi équilibrée que large. Quatre des protagonistes de L’Heure espagnole reviennent pour y briller. Anne-Catherine Gillet revient pour une Bergère et une Chouette délicates. Kaëlig Boché laisse une impression plus forte qu’en Torquemada, usant de sa diction remarquable et de sa technique sans faille pour s’adapter aux rythmes infernaux de la Théière comme à la déclamation effrayante du Petit vieillard de la scène de l’arithmétique, jusqu’à jouer d’une émission habilement pincée et pourtant projetée pour brosser une Rainette de premier ordre. Ivan Thirion, après quelques aigus ténorisants, calibre des « Ding dong » très théâtraux dans l’Horloge comtoise, et offre au Chat une belle projection. Jean-Vincent Blot offre son beau timbre large à un Fauteuil de style, mais surtout impressionne dans un Arbre phénoménal, sorte d’Arkel végétal, plein d’une tendre mais inquiétante étrangeté.
Ils sont rejoints par une équipe féminine de très bon niveau. Aline Martin offre un beau timbre ambré à la Mère, qu’elle joue avec un aplomb et une désinvolture mêlés très pertinents. Si Albane Carrère manque un peu d’ampleur dans le grave et de projection en Tasse chinoise, en Pâtre et en Libellule, on est ravis de découvrir Héloïse Poulet en Chauve-souris à la très belle projection et à l’émission très concentrée, ainsi que Ramona Roy, qui en Chatte et Ecureuil tire son épingle du jeu avec notamment une très belle messa di voce sur « mes beaux yeux ». Si Brenda Poupard incarne physiquement un Enfant très androgyne, suractif et très crédible dramatiquement, son joli timbre clair et sa diction nette ne suffisent pas à compenser une projection trop courte, dans un théâtre aux dimensions très modestes, même si son arioso « Toi, le cœur de la rose » est plein de charme. La prestation d’Amélie Robins ne passe pas inaperçue : quel beau legato dans « le parfum du lys blanc » en Princesse, quelle pyrotechnie dans les vocalises du Feu, même si les suraigus pianissimo sont plus vibrés que ceux exécutés fortissimo, qui étincellent (« Gare à toi » est fulminant).
Robert Tuohy, enfin, intègre les chœurs, les solistes, la Maîtrise et L’Orchestre symphonique de la Région Val de Loire Centre Tours dans un ensemble d’une grande variété de ton et d’une réelle classe, aux équilibres travaillés, et à la narrativité constante. Il dirige avec un art de l’estompe qui se conjugue avec une expressivité sans violence ni contraste excessif, prenant sa juste place dans le déploiement de l’œuvre, sans rien qui pèse ou qui pose.
Un petit excursus nécessaire maintenant : ce spectacle a failli ne pas avoir lieu. Mais plutôt que de faire grève et de nous en priver, les instrumentistes de l’orchestre de Tours Val de Loire ont préféré nous sensibiliser à leur situation par une petite intervention avant son début. Ils nous ont expliqué que leur orchestre revendique un passage des instrumentistes en CDI, requête approuvée en 2023 par la mairie de Tours, et toujours pas mise en œuvre. Ils restent en CDD, ce qui fait qu’ils sont impactés par la baisse d’activité du grand Théâtre, ne peuvent plus travailler à plein temps et craignent même des licenciements. Voyant que le public est toujours au rendez-vous (mais hélas sur deux représentations programmées pour le diptyque Ravel seulement), ils espèrent que leurs tutelles se mettront d’accord pour définir un projet artistique ambitieux les concernant. Comment ne pas nous joindre à leurs aspirations, à l’heure où tant de maisons d’opéra et d’orchestre subissent des coupes inquiétantes de budget, comme à Strasbourg ?
Visuels : © Marie Pétry