Le Festival de Bayreuth s’est ouvert ce 24 juillet avec la nouvelle mise en scène des « Die Meistersinger von Nürnberg » (Les Maîtres chanteurs de Nuremberg), sous le signe de la légèreté et de la comédie. Fort bien interprétée par des chanteurs de talent, la réalisation soignée et esthétiquement plutôt réussie, pèche un peu de ce parti pris farceur, contredit par le texte et même par la lecture en profondeur du chef d’orchestre Daniele Gatti.
À la production très politique de Barrie Kosky créée sur la colline en 2017, succède celle très ludique de Matthias Davids pour l’ouverture du festival de Bayreuth ce 25 juillet 2025.
Le contraste est saisissant mais si le résultat est plaisant, il ne marquera certainement pas l’histoire de l’interprétation de cette œuvre, comme Kosky l’avait fait, renvoyant l’Allemagne à une sérieuse introspection de ses démons du passé.
Kosky partait de la villa Wahnfried toute proche, où la famille Wagner au grand complet « jouait » l’œuvre puis conduisait le spectateur dans la grande salle d’audience des procès de Nüremberg et montrait comment, à travers sa pensée, Wagner avait contribué en quelque sorte à façonner l’idée de la grandeur de l’Allemagne, pervertie par l’étranger, l’autre, le déviant qu’il faut à coup de règles, faire rentrer à tout prix dans le rang.
Le fameux discours de Sachs à l’acte 3 est un concentré de nationalisme à la gloire de la courageuse ville de Nüremberg et de sa résistance héroïque à travers ses fidèles corps de métier, cœur et âme de la ville.
Matthias Davids prend à l’inverse le parti de la fantaisie pure dans un décor qui pourrait figurer la ville de Nüremberg « à découper » pour les enfants et se termine par un « concours » qui s’apparente davantage à divers jeux télévisés (déjà pour partie ringards d’ailleurs), mi-folkloriques (chapeaux pointus, lederhosen et robes bavaroises), mi-ironiques (quelques personnages célèbres s’y promènent comme un sosie d’Angela Merkel, par ailleurs présente dans la salle, ou celui d’un présentateur TV célèbre en Allemagne), et terriblement excessifs dans la recherche de décors-choc : Eva enserrée comme un trophée dans une montagne de fleurs, des bottes de paille en guise de scène, une vache (qui-rit ?) gonflée à l’hélium suspendue au-dessus des têtes de la foule. Quand le couple Eva-Walter s’éloigne bras dessus, bras dessous, on voit en contrepoint partir, également vers les coulisses, Sachs et Beckmesser, occupés à discuter pour savoir ce qui s’est passé avec la partition de Beckmesser qui lui a fait totalement rater le concours au profit de Walter… comme si finalement l’histoire se résumait à cette mauvaise farce, à une « kolossale Komödie ».
Ce parti pris de légèreté est renforcé par un jeu d’acteurs parfois trop appuyé, comme pour dire au spectateur : là vous devez rire (c’est la Première, tous les rodages ne sont pas encore accomplis). Mais globalement c’est malgré tout du beau travail scénographique valorisé par un décor impressionnant et évolutif (ce dont les photos ne rendent pas compte).
Quand le rideau gris se lève après un Vorspiel (Prélude) plutôt captivant de l’orchestre dirigé par Daniele Gatti (qui commence à l’heure pile alors que de nombreux spectateurs n’ont pas encore gagné leurs places), un escalier en bois très impressionnant se dresse sur la scène, raide (un panneau indique le danger) et très haut, sur lequel est juché l’église (au milieu du village sans doute).
Eva et sa suivante sont juchées en haut des marches et Eva se penche par-dessus la balustrade pour lancer des avions en papier au nouveau venu dans la communauté, Walter von Stolzing, qui la drague ouvertement d’en bas.
Les cours de chant donnés ensuite par David en culottes courtes à Walter, images brandies sur des pancartes à l’appui, visant à lui enseigner les « règles » de l’art immuable des Maitres chanteurs, se déroulent dans un bel amphithéâtre en bois, envers du décor de l’escalier et dans lequel on reconnait la salle du Festspielhaus. Une sorte de ring est installé sur les marches et sur les côtés une table permet aux Maitres de se restaurer.
Le décor de l’acte 2 est lui aussi très impressionnant, formé de deux panneaux monumentaux sur lesquels sont dessinés les façades à pans de bois de la vieille ville de Nüremberg, les fenêtres carrées, rondes ou triangulaires, s’allumant à l’arrivée de la nuit ou de bruits suspects. Entre les deux panneaux, une ruelle typique de l’endroit, et une ancienne cabine téléphonique transformée en bibliothèque éphémère derrière laquelle se cachent Walter et Eva.
Le décor se démonte sous nos yeux pour ménager un immense espace permettant au charivari de prendre toute sa place, puis se reconstitue pour le final de l’acte.
Enfin l’acte 3 (qui, rappelons-le dure deux heures à lui tout seul), allie l’intimité de l’échoppe de Sachs joliment représentée comme un petit écrin de bois en demi-cercle et l’explosion de grandeurs factices avec le show de la dernière partie.
Si l’on apprécie globalement la beauté esthétique des décors, on reste plus circonspect sur le choix de laideur adopté pour les costumes de bric et de broc (de Susanne Hubrich) dans lesquels l’on différencie certes très bien les personnages (les Maitres, les différents corps de métier, Walter l’étranger toujours habillé différemment, Eva qui passe de la jeune fille moderne à la poupée littéralement mise en vente) et on apprécie moyennement cette impression de laisser-aller généralisé.
Cependant, on ne peut pas reprocher au metteur en scène de ne pas savoir donner vie à son plateau car, qu’on aime ou pas son parti-pris orienté vers la farce, il est incontestable que tout le monde bouge beaucoup, à bon escient, et que les scènes de foule sont remarquablement chorégraphiées et se regardent avec plaisir en tant que telles.
Chacun sait exactement où il doit se placer sur un plateau qui, parfois, grouille de monde et moult détails mettent en valeur le caractère collectif de l’œuvre ce qui lui donne un côté « brouillon bien ordonné » tout à fait agréable à l’œil et en phase avec les évolutions de la musique. On doit à Simon Eichenberger cette chorégraphie d’une grande richesse.
Reste qu’en gommant toute dimension politique et historique d’une œuvre qui comporte de longues tirades plus qu’équivoques, en voulant n’en faire qu’un divertissement (avec ses joyeuses caricatures) on n’en gomme évidemment pas les réalités chantées et elles apparaissent comme ne s’intégrant pas vraiment dans la logique du propos.
Daniele Gatti, qui part sur les chapeaux de roue sans doute pour respecter les horaires fixés par les radios/TV qui retransmettent cette première en direct, n’adopte pas pour autant un rythme rapide, au contraire.
Coutumier d’une lecture très analytique de Wagner, le chef préfère rechercher la profondeur des effets musicaux en prenant son temps, que de précipiter les tempi pour souligner les contrastes d’une partition où le leitmotiv dominant est repris de multiples fois sous des formes différentes : instrumentales en changeant de tessiture, vocales mais avec une évolution des paroles, et ainsi de suite. Ce motif lyrique qui sera chanté ensuite à plusieurs reprises par Walter (« Morgenlich leuchtend im rosigen Schein ») apparait dès l’Ouverture, impitoyablement écrasé en quelque sorte par le thème arrogant et pompier des Maitres chanteurs. L’opposition entre le traditionalisme nécessaire (selon le propos de Wagner) à assurer la sauvegarde l’art allemand) et les tentatives de modifier l’ordre des choses, est très bien traitée par le maestro et l’orchestre, cordes, cuivres, percussions changeant de style et de tempo.
Si on ajoute cette impression de relativisation des sonorités des instruments propre à l’acoustique de Bayreuth qui favorise d’abord les voix, on regrettera souvent cette impression d’en oublier l’orchestre, invisible dans sa fosse, ou, en tous cas, sa forme vivante et en synergie permanente avec le chant qui est le propre de l’écriture wagnérienne qui fusionne sans cesse les deux.
Sans démériter puisqu’il mène avec constance ses presque quatre heures de musique sans un défaut, Gatti reste un peu en deçà de ce que l’on attend de la monumentale partition des Meistersinger.
Le maestro a par ailleurs, et l’on s’en félicite, magnifiquement préparé son plateau vocal.
Si l’orchestre est parfois trop discret, les chœurs, préparés par Thomas Eitler-de Lint, sont en revanche un modèle de beau chant qui éclate avec force comme il se doit, remplissant tout l’espace du théâtre lors de leurs très brillantes interventions, notamment les chœurs d’hommes.
Saluons également la beauté de la Fugue durant la bataille rangée de la fin de l’acte 2 qui se marie parfaitement au tumulte poussé au paroxysme sur la scène.
Et le moment musical le plus fascinant de la soirée est incontestable le quintette, soigneusement préparé par le travail de Gatti, qui se déploie avec une classe infinie, subjuguant le public suspendu aux lèvres des interprètes de ce morceau que l’on a rarement entendu aussi bien chanté : ce n’est ni la juxtaposition pure et simple des cinq voix, ni un mélange où l’on ne distingue plus rien mais cette véritable osmose de cinq talents qui chantent à l’unisson, cinq « parties » harmonieusement assemblées mais différentes les unes des autres.
Les solistes quant à eux, sont tous de bon niveau sur le plan scénographique et vocal ce qui donne une qualité globale tout à fait appréciable à l’ensemble.
Le Hans Sachs de Georg Zeppenfeld est tout à la fois nerveux, dominateur et sympathique, portrait brossé avec un très grand talent par le baryton allemand, familier du rôle et qui se moule très bien dans le parti pris de cette mise en scène. Il est nettement identifié parmi les Maîtres, comme celui qui va favoriser la remise en cause des règles établies en permettant à Walther, l’étranger, de gagner le concours. Il prend résolument une allure de rebelle et son chant adopte clairement cette empathie qu’il ressent pour Walther même s’il se prend à le rudoyer. Vocalement, le baryton a toujours ce timbre souverain et cette technique qui lui permet de colorer intelligemment son chant selon les humeurs à exprimer. Son « discours » nationaliste final est un modèle de réussite où la voix se projette avec insolence et efficacité. On peut regretter qu’il se mette parfois un peu en réserve notamment lors de ses premières interventions, sans doute pour assurer toute la prestation sachant qu’il est tout particulièrement sollicité au dernier acte.
Après ses débuts sur la Colline en Siegmund, on attendait avec impatience la suite des aventures wagnériennes de ce caméléon du chant qu’est le très sympathique Michael Spyres. En Walther, Il confirme amplement, et sans réserve, l’intelligence de son choix. Lui qui est encore capable d’éblouir dans Mozart et Rossini adopte la prosodie et le style wagnérien avec une facilité confondante.
La prosodie, donc, est irréprochable (comme l’est d’ailleurs son admirable prosodie française), le timbre est lumineux, les approches du personnage très intéressantes, l’évolution tout à fait convaincante et l’essai carrément transformé. Après Lohengrin à Strasbourg, l’acte 2 de Tristan und Isolde à l’opéra de Lyon et un premier Siegmund à Bayreuth, le bariténor capable d’un ambitus remarquable, prouve que ses choix sont sérieux, assumés et très réussis.
Rappelons aussi à son propos ce superbe CD, In the Shadows, qui annonçait ces évolutions germanisantes.
Alors qu’il ne nous avait pas totalement convaincus en Don José ou en Florestan, il marque des points décisifs dans la proposition qu’il fait de son approche wagnérienne. Il a vraiment quelque chose d’original à apporter à ce répertoire. On le verra demain dans Die Walküre pour la deuxième année ; le rôle de Siegmund est assez différent de celui de Walther mais la capacité de Spyres à adopter ce rythme musical wagnérien qui comporte ce sens de la narration et ces brusques changements de style, ces longues notes et ces moments climax, devrait se vérifier avec le rôle du jumeau maudit des Wälsen.
Michael Nagy incarne un Beckmesser très pugnace, très vindicatif, davantage rebelle que victime, qui donne au personnage beaucoup de relief. Le chant est beau même quand il entonne son air volontairement faux et l’ensemble de la prestation est impressionnante. Habitué du rôle de Papageno et familier des scènes de Munich, Francfort, Stuttgart, l’artiste est à juste titre très ovationné aux saluts.
Le rôle de Eva est tenu par une Christina Nilsson, à la voix claire et rayonnante, parfois un peu en retrait elle aussi, mais qui offre lors du final un discours d’une grande beauté lyrique et d’une grande intelligence musicale que l’on salue sans réserve.
Le Veit Pogner de la basse coréenne Jongmin Park a une voix d’une grande puissance alliée à une profondeur impressionnante, et ses quelques interventions sont marquantes par leur intensité.
Le David du ténor Matthias Stier, familier du rôle de Tamino, offre une belle fraicheur vocale et scénique à l’élève de Sachs devenus professeur de Walter dans la mise en scène. Virevolant et habile, il occupe très bien l’espace et sa voix aigue et légère convient parfaitement bien au personnage. On apprécie le contraste avec celle de Spyres dans leur duo du premier acte.
Christa Mayer habille elle aussi avec talent l’emploi de Magdalene, la nourrice qui surveille son Eva comme le lait sur le feu, d’une belle voix ample de contralto.
Le veilleur de nuit de Tobias Kehrer sonne fort et bien tout comme les Vogelgesang, de Martin Koch et Nachtigal de Werner Van Mechelen. Mais c’est l’ensemble des rôles de solistes qu’il faut saluer jusqu’au plus petit rôle de cette œuvre superbe sur le plan musical.
Le Festival de Bayreuth 2025 s’est ouvert sur cette note de légèreté qui a incontestablement amusé le public (sans le faire rire ouvertement par ailleurs), et ce sont les chanteurs qui ont été le plus applaudis, même si l’équipe de mise en scène n’a été que très peu conspuée (tradition oblige).
Dans le même temps la direction du Festival distribuait les offres de packages pour le festival de l’été 2026, avec, pour la première fois à Bayreuth, Rienzi, cet opéra de jeunesse de Wagner que l’on peut coupler avec un Ring, avec Parsifal et le Hollandais, voire s’offrir l’ensemble à des prix (un peu) réduits.
Die Meistersinger von Nürnberg au festival de Bayreuth.
Première du 25 juillet 2025.
Visuels : © Enrico Nawrath