Le Théâtre de la Monnaie et son directeur Peter de Caluwe démontrent leur savoir-faire et leur imagination avec ce beau « Siegfried » mis en scène par Pierre Audi. En effet, au défi de monter l’ensemble de la « Tétralogie », le célèbre festival scénique de Richard Wagner, s’est rajoutée la nécessité de changer de metteur en scène au milieu de la partie. Réussite sur tous les tableaux.
Troisième volet de la Tétralogie, mais deuxième « journée » des aventures fantastiques et mythiques des personnages dont le destin est présenté lors du Prologue, Das Rheingold (l’Or du Rhin), Siegfried narre l’ascension d’un héros, le fils des jumeaux incestueux que Wotan a conçus avec une « terrienne », Siegmund et Sieglinde.
Wotan, devenu le Wanderer (le Voyageur), parcourt la forêt avec sa lance, celle qui fut fatale à l’épée Notung de Siegmund et provoqua sa mort. Son errance le fera retrouver le nain maléfique Albérich et surtout son petit-fils Siegfried, adolescent difficilement éduqué par le frère du nain, Mime, le forgeron.
Ce récit initiatique d’un tout jeune homme, encore adolescent, qui va découvrir le courage, l’amour et la peur et sceller le destin des héros du Ring des Nibelungen, a été écrit par Wagner sur plus de dix ans d’écart. Les actes 1 et 2 de Siegfried ont en effet été composés dans la foulée de l’Or du Rhin et de la Walkyrie (1857) tandis que l’acte 3 (1868), nettement plus riche sur le plan des audaces orchestrales, suit d’autres œuvres maitresses telles que Tristan und Isolde (1865) et Die Meistersinger (1868).
C’est sans doute l’opéra le moins tragique des quatre, à la « fin » heureuse, même si l’on pressent dans la gravité de la rencontre entre Brünnhilde et Siegfried, le poids du destin qui va les broyer dans Le Crépuscule des dieux.
L’œuvre comporte même des passages légers, humoristiques et sa réussite tient beaucoup aux trois personnages clés de l’histoire : le jeune homme, le forgeron et le Wanderer.
Entreprendre de « monter » un Ring est toujours une aventure pour une maison d’opéra au vu de la longueur (15 heures de musique), de la complexité (l’histoire change de lieu à de nombreuses reprises et les indications des didascalies sont très exigeantes même si elles sont, par la force des choses, rarement suivies à la lettre), les tessitures requises sont complexes à réunir et les personnages nombreux sans oublier un orchestre pléthorique et quelques instruments solistes incontournables.
Le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles est l’une de ces maisons qui savent allier qualité et audace sans toutefois avoir des moyens budgétaires démesurés.
Ce Ring a donc été commencé la saison précédente avec une production très ambitieuse du plasticien metteur en scène Roméo Castellucci que la direction a dû abandonner pour les deux derniers épisodes, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux, tous deux programmés cette saison. Après la conception complexe de Castellucci, c’est donc Pierre Audi qui s’est attelé à la difficile tâche de monter Siegfried en quelques mois. L’actuel directeur du festival d’Aix-en-Provence avait mis en scène le premier Ring des Pays-Bas (1998), devenu mythique et très souvent repris.
Le résultat est tout à fait satisfaisant et tout en rappelant l’apport passionnant de Castellucci, nous ne pouvons que saluer cette initiative rafraichissante et poétique, qui permet une lecture particulièrement fluide et fidèle du livret, servi par des décors simples, esthétiques et évocateurs, et une formidable direction d’acteurs.
Les dessins d’enfants projetés sur un écran transparent avant le début du Prélude donnent un aperçu des intentions tout en montrant à quel point l’épée confirme son rôle de personnage central de l’histoire !
Pour ceux qui voudraient découvrir cet opus, la réalisation est idéale et rarement, Wagner aura paru aussi lisible et facilement abordable, dans cette description fascinante de la jeunesse d’un héros.
Les décors de Michael Simon évoluent au travers des lumières de différentes couleurs qui les éclairent, et leur multifonctionnalité est un modèle pour ceux qui désirent éviter les lourds changements scéniques tout en respectant les changements de lieu et d’atmosphère.
Ainsi le gros caillou style météorite, suspendu dans les airs, prend d’abord des allures de pépite d’or brut aux multiples facettes, avant de se transformer en bois touffu, en dragon, et de disparaître se dispersant en multiples pierres.
Les éclairages de Valerio Tibéri suivent les sentiments et émotions des personnages tout comme les changements de lieu, passant de l’or brun orangé et chaud de la forge, au vert de la forêt, se teintant de rouge pour souligner la mort et virant au blanc laiteux pour la scène virginale finale.
La lance façon sabre laser du Wanderer apparait d’abord dans ses mains avant de s’élever dans le ciel pour prendre diverses positions, horizontale, oblique, verticale, et de se priser sous les coups d’épée de Siegfried, après avoir indiqué à ce dernier dans une très belle image, le chemin du rocher de Brünnhilde.
Une longue bande métallique forme les rebords de la forge de l’acte 1 et s’ouvre vers la forêt au départ de Siegfried, la grotte est juste évoquée, Fafner et l’oiseau gardent leurs attributs magiques en apparaissant/disparaissant comme par miracle, les deux « ennemis » dont l’ambition a déclenché le cataclysme en cours, Wotan/le Wanderer et Alberich, présentent des allures similaires, long manteau noir, crâne rasé, chapeau les dissimulant aux regards, Brünnhilde est tout en blanc, symbole de pureté.
Mais la plus grande réussite d’Audi est sans conteste, la représentation du personnage de Siegfried.
Le deuxième jour du Ring est tout entier construit autour du personnage de Siegfried le seul à être quasi en permanence présent sur la scène ce qui représente pour son interprète un challenge particulièrement difficile. Wagner a finement analysé l’évolution d’un gamin brutal et exigeant, mal « dégrossi » vers le jeune homme tendre et presque réservé qui tombe amoureux de Brünnhilde en découvrant tout à la fois la femme et la peur.
Audi, qui connait parfaitement son Wagner, a prévu de représenter chaque détail de cette évolution. Le ténor danois Magnus Vigiliux se révèle être l’incarnation parfaite de ces multiples états d’âme et comportements qui vont conduire le jeune homme vers son destin.
Allure désordonnée du gamin insolent, chevelure hirsute et culotte courte, il est d’abord l’être recueilli par Mime (non sans arrière-pensée) qui chasse sans peur dans la forêt et casse les épées que forge son bienfaiteur. La voix du ténor sait se faire juvénile et un rien naïve, superbement bien projetée, notamment dans les aigus et dominant sans difficulté l’orchestre (fort respectueux des chanteurs par ailleurs), il ne parait jamais forcer la voix, son timbre est beau et il se permet nuances et legato tout en offrant une belle partie héroïque quand il forge Notung.
Parti dans la forêt à la recherche du dragon (Fafner) qui devrait lui permettre de connaître enfin la peur, il a grandi et porte des pantalons longs ainsi qu’une veste de chasse quand il croise l’oiseau, délicieusement incarné par la jeune soprano Liv Redpath. Ses échanges lyriques, sans doute un peu moins aboutis, bénéficient cependant des douceurs d’un orchestre magnifique dans ces beaux moments « forestiers », valorisent la lecture poétique du héros dans sa jeunesse.
Siegfried est alors profondément touchant et son regret d’avoir dû tuer Fafner, apparait nettement, sa gestuelle subtile accompagnant son « Si fourbe et féroce qu’il fut, sa mort me chagrine plutôt, car maints larrons pires que lui sont encore en vie ».
Audi éclaire avantageusement la silhouette élégante du ténor dans le dernier tableau qui voit la scène épurée et violemment éclairée comme une aurore qui se lève lors de la découverte de Brünnhilde par Siegfried. Et il évolue avec lenteur et hésitation, tourmenté par la peur pour la première fois de sa vie avant d’être enfin totalement visible juste avant le duo final où l’on regrette un peu que la subtilité de son chant ne soit un peu noyée dans les excès vocaux de sa partenaire.
Tous les autres interprètes étaient déjà de la partie à la Monnaie, dans les deux premiers épisodes, ceux mis en scène par Castellucci.
Au même niveau d’excellence, on saluera le Mime comique et tragique tout à la fois du ténor britannique Peter Hoare dont la voix gouailleuse trahit la perversité et le double jeu tout en laissant entendre finalement qu’il a aussi été conquis par l’enfant qu’il a recueilli tandis que son intérêt le conduit à fomenter sa mort. Là aussi le chant est habité par le personnage tout au long des actes 1 et 2 où son dialogue avec Siegfried, mais aussi avec le Wanderer, dans le jeu des devinettes, fait merveille.
Magnifique Wotan dans les épisodes précédents à la Monnaie, la basse Hongroise Gabor Bretz est en également un Wanderer de référence, qui se classe parmi les meilleurs de l’heure. L’allure majestueuse et résignée devant sa défaite et l’acceptation de la marche inéluctable des dieux vers leur Crépuscule, la voix de basse chaude et vibrante dont les graves sont souverains sans pour autant sacrifier la beauté des aigus, une ligne de chant admirable et un jeu scénique parfait, font de sa présence un véritable atout pour l’ensemble de la représentation.
Un ton légèrement en dessous, l’Alberich du baryton américain Scott Hendricks accuse parfois un léger vibrato signe d’usure avec une voix dont la projection est moindre que celle de son collègue. Il n’en demeure pas moins qu’il campe un Alberich très sombre, plus sinistre que rusé, qui prépare sa terrible revanche du dernier acte de la Tétralogie et dont on ressent toute la haine cuite et recuite.
La belle Brünnhilde de la soprano Ingela Brimberg qui ne se réveille que pour le dernier quart d’heure, explose de vitalité et brille de mille feux dès son « Salut à toi, soleil », peut-être un peu trop, en regard du chant plus nuancé de Siegfried. Éternel problème pour la soprano qui va enfin chanter ( !) pour quelques strophes superbes tandis que le ténor livre une difficile partie depuis des heures…
Si la voix est belle, malgré un léger vibrato dans les aigus, la technique wagnérienne dramatique irréprochable, le timbre plutôt agréable (un peu strident dans le haut de la tessiture moins bien maitrisé), Brimberg ne parvient pas toujours à émouvoir et sa prestation, de ce point de vue, reste trop académique face au Siegfried très personnel et charismatique de son partenaire.
Le rôle de Erda est bref et demande surtout un timbre solide dans le médium et le grave puisque la déesse-mère de la Terre est une contralto qui va partager avec Wotan ses doutes quant à l’avenir sur lequel elle ne peut plus agir. Si Nora Gubisch sait rendre vivants ces échanges où le doute et les contradictions l’assaillent, on peut regretter qu’un vibrato persistant témoigne cependant de l’usure de ses moyens.
Alain Altinoglu est très apprécié à la Monnaie et pour cause : directeur musical audacieux et fidèle il a construit une solide relation avec l’orchestre de l’opéra et l’a conduit, malgré les vicissitudes liées aux problèmes de la mise en scène, vers la réussite de ce Ring qui affichait salle comble ce dimanche.
Le public, reconnaissant du succès de cette aventure opératique prestigieuse, lui réserve un triomphe mérité à chacune de ses « entrées » dans la fosse. S’il réussit mieux la direction des actes 1 et 3 que le difficile exercice musical complexe de l’acte 2, Altinoglu ne démérite jamais et son application à valoriser les fameux et fascinants leitmotives composés par Wagner, rend la lecture de la partition fluide et dynamique. Les préludes et interludes instrumentaux sont très bien menés et le respect des chanteurs est une constante fort agréable à écouter dans une œuvre où certains chefs privilégient la sonorité brillante de leur orchestre plutôt que les voix alors malmenées dans le combat inégal de décibels.
Et l’on salue la constance d’un chef d’orchestre qui sait mener sa barque et nous donner une très belle lecture de ce troisième volet du Ring en attendant l’exercice final, sans doute le plus périlleux, celui du Crépuscule des Dieux, en février 2025 !
Siegfried à la Monnaie-De Munt, Pour les, c’est ici.
Introductions 45’ avant le début des représentations par Charles-Henry Boland (FR, Bonbonnière) et David Vergauwen (NL, Grand Foyer).
Retransmission : Diffusion live le 25.09, sur Auvio, Musiq3 & Klara.
Visuels : © Monika Rittershaus.