Ce 29 novembre, devant une salle Pierre Boulez comble, le public parisien retrouve la soprano lituanienne Aušrinė Stundytė et le baryton allemand Matthias Goerne pour cette unique représentation du Château de Barbe-Bleue. Sous la direction de Mikko Franck, les interprètes et l’Orchestre philharmonique de radio France, nous offrent une performance mémorable.
L’un des chefs-d’œuvre lyriques du XXe a connu des débuts difficiles. En 1910, le librettiste Béla Balász écrit son livret en s’inspirant du célèbre conte de Barbe-Bleue de Charles Perrault auquel se mêlent des éléments d’Ariane et Barbe-Bleue, l’opéra de Paul Dukas basé sur le livret de Maurice Maeterlinck. Balász le propose d’abord à Zoltán Kodály qui décline l’offre. Emma Kodály présente ensuite le libretto à Béla Bartók qui est immédiatement séduit. Il composera l’œuvre en six mois, mais le Comité hongrois des beaux-arts, puis l’Opéra de Budapest, rejettent la partition comme « impossible à exécuter ». Ce n’est que sept ans plus tard, le 24 mai 1918, que Le Château de Barbe-Bleue voit les feux de la rampe à Budapest. Il sera créé en France seulement en 1950.
Introduit par un prologue parlé, Le Château de Barbe-Bleue est composé d’un seul acte d’une durée d’exécution d’environ une heure. Éliminant toute distraction extérieure et tout bavardage inutile de la dramaturgie, Bartók braque le projecteur sur la relation entre les deux personnages. Symbolisant l’Homme et la Femme, Barbe-Bleue et Judith évoluent symétriquement dans une tension dramatique constante. Le déroulement de l’opéra est scandé par l’ouverture successive des sept portes du château. Avec la précision d’un cruel métronome, cet avancement d’une porte à l’autre ronge la confiance, fragilise l’amour et exacerbe l’élan (auto-)destructeur du couple jusqu’à l’inéluctable catastrophe finale.
Pour le Château de Barbe-Bleue, Bartók écrit une musique résolument cinématographique. La visualisation sonore est saisissante : chaque porte révèle une puissante image musicale. L’arrivée au château se fait dans l’obscurité, accompagnée des cordes et bois. L’horreur de la chambre des tortures est exprimée par la petite harmonie et le xylophone. Les vents portent l’éclat métallique et la lumière rouge cuivrée des armes dans l’armurerie. Les trésors de la troisième chambre scintillent aux sons harmoniques des cordes, des bois et du célesta. Le cri de fauve blessé qu’Aušrinė Stundytė pousse après avoir examiné les jardins derrière la quatrième porte nous fait dresser les cheveux sur la tête.
L’éclat blanc et aveuglant de la cinquième porte qui évoque le spectacle grandiose des domaines, le point culminant de l’opéra, est produit par le tutti orchestral avec orgue et quatre trompettes et quatre trombones installés sur les balcons. Après cette apothéose hiératique et sanglante, qui tétanise Judith au moment où Barbe-Bleue s’ouvre à elle, l’intensité lumineuse et sonore baisse pour révéler, derrière la sixième porte, un lac de larmes et sa lente et funeste ondulation. Exigeant l’ouverture de la septième porte, Judith, titubante sous le poids des bijoux ensanglantés, son amour éprouvé au-delà de son endurance, la confiance trahie, sombre dans l’obscurité pour rejoindre les trois premières épouses de Barbe-Bleue.
La voix grave et menaçante de l’acteur hongrois József Gyabronka remplit la scène plongée dans le noir et traîne, telle une brume sans fin. Au fur et à mesure que le récit du Prologue avance, les lampes des pupitres s’allument et les violoncelles entrent. « Que le spectacle commence », lit-on sur les écrans quand les projecteurs se braquent sur Aušrinė Stundytė, Matthias Goerne et Mikko Franck.
Vêtue d’une longue robe noire à cape, la soprano lituanienne lève la tête et scrute de ses perçants yeux bleus le sombre château invisible avec un mélange de curiosité et de crainte. Une ombre traverse son visage ciselé. Aušrinė Stundytė se sert de sa voix et de son corps jusqu’au dernier cil pour sculpter, avec une insoutenable précision, la peur qu’elle ressent et la monstruosité qu’elle reflète. Défiante et orgueilleuse, convaincue de l’endurance salvatrice de son amour, elle se brise petit à petit, tel un chêne centenaire foudroyé qui s’effondre au ralenti, emportant tout sur son passage. Teint pâle et le corps tendu d’un sinistre pressentiment devenu une effroyable certitude, Aušrinė Stundytė est une redoutable Judith.
Derrière son pupitre, les bras ballants et le nez dans la partition, Matthias Goerne n’a de Barbe-Bleue que la voix. Au début, on aurait pu penser qu’il a choisi d’être un Barbe-Bleue froid ; ou honteux, ou encore résigné. Il n’en est rien. Goerne ne joue pas et son indifférence scénique semble parfaitement assumée ; comme si le jeu d’acteur n’était pas compris dans son cachet. Ceci n’enlève rien de plus à sa prestation vocale désincarnée, mais force le respect pour Aušrinė Stundytė qui défend farouchement chaque geste, chaque son et chaque intention face à ce partenaire si peu enclin à inspirer la moindre passion ou ferveur sacrificielle.
Les auditeurs qui écoutaient le concert retransmis en direct ont été, hélas, privés de quelques délicieux moments provoqués par la flagrante dissonance entre les langages corporels des deux interprètes. Quand Goerne chante « Viens ici, viens, embrassons-nous » sans lever les yeux de sa partition, pendant que Stundytė, tournée vers lui, les mains agrippées autour du cou, le fixe d’un regard pétri de terreur, on ne peut s’empêcher de penser à Mister Bean qui se serait trompé de porte pour se retrouver devant 2000 spectateurs, alors qu’il voulait filer en douce par la sortie des artistes.
Le chant, nourri par les recherches de Bartók dans la musique populaire hongroise, est d’autant plus extraordinaire que le compositeur hongrois joue avec la rythmique particulière de sa langue. Difficile à apprendre – Aušrinė Stundytė dit avoir mis deux mois à apprendre la partition par cœur – et fluide à chanter, la langue vient en appui de la musique. Les phrases simples, divisées en petites unités de quatre syllabes chantées par les protagonistes contrastent avec le troisième personnage – l’orchestre.
À peine visible, assis sur une chaise basse au derrière son pupitre, Mikko Franck gère l’encéphalogramme plat entre ses deux interprètes avec aplomb et habilité. Guidé par le geste généreux et le regard souriant de son directeur, l’orchestre joue pleinement son rôle du troisième protagoniste, injectant la tension, l’ampleur et la couleur nécessaires pour contenir et soutenir cette femme puissante et désespérée qui s’agite comme une lionne en cage. Mais aussi pour relever le discours blafard de son partenaire qui ne retrouve sa vivacité que dans les passages lyriques qu’il chante à la manière des lieder de Schumann.
Grâce au travail remarquable du chef, un bel équilibre sonore a pu être maintenu et le tutti orchestral de la cinquième porte est une splendeur qui restera gravée dans notre mémoire. Aušrinė Stundytė a assuré une présence scénique qui compte pour deux et l’enregistrement qui sortira en 2025 chez Alpha Classics gommera certainement l’aspect comique de l’expérience visuelle. Tout est bien qui finit bien : les interprètes, le chef et le Philharmonique ont été chaleureusement remerciés et rappelés sur scène plusieurs fois par un public conquis.
Visuel : © Schneider Photography / Marie Staggat