Œuvre majeure qui s’inscrit dans les grandes utopies révolutionnaires de l’époque, l’opéra d’Albéric Magnard, dans la mise en scène de Christof Loy, est une véritable révélation, illuminée par l’interprétation magistrale de Stéphane Degout.
Composé en 1901 par Albéric Magnard, le monumental opéra « Guercœur» ne trouve pas de scènes prêtes à l’accueillir. La mort tragique du compositeur en 1914, conduira à une création posthume en 1931 seulement, avant une quasi-disparition de plusieurs décennies. C’est donc entouré de sa part de mystère que revient sur scène ces jours-ci.
Et qui connait véritablement Magnard son créateur ? Le compositeur français né en 1865 à Paris, est le fils de l’un des directeurs du Figaro, lui-même self made man, qui lui ouvre les portes des salons parisiens et des lieux où paraître est indispensable.
Mais Albéric développe plutôt un caractère sauvage et entier et fraye peu avec les milieux artistiques foisonnants d’idées de l’époque. Il a, chevillé au corps, des idées bien arrêtées et bien de son temps, avec un peu d’avance en quelque sorte, qui conduiront aux thèmes essentiels de son chef-d’œuvre, Guercœur, dont il écrit lui-même le superbe livret. partageant le concept wagnérien qui fait de l’opéra un spectacle total.
Il est partisan d’un monde juste et équitable, défend Dreyfus avec éclat, allant jusqu’à écrire une lettre de soutien et de félicitations à Zola quand ce dernier écrit son célèbre « J’accuse ». Il composera également un « Hymne à la justice » en défense du capitaine.
Il est également féministe et compose sa quatrième symphonie en la dédicaçant à l’Union des femmes professeurs et compositeurs, qui , comme son nom l’indique, regroupe les femmes désirant s’affirmer et exister en défendant leurs droits dans le monde exclusivement masculin de la musique classique.
Profondément partisan de la laïcité (et athée) à une époque où résister à l’emprise de l’Église sur la pensée et les idées, est primordial, il s’affirme comme résolument moderne et original. Il fait fi d’ailleurs des « conventions » sociales, épousant une femme mère célibataire sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Pour autant, il se méfie de l’action collective, hostile au syndicalisme et ne croyant finalement qu’en l’utopie individualiste.
En écoutant les quelques partitions enregistrées sauvées de l’incendie qui ravagea son manoir en 1914 et dans lequel il mourut en se défendant des soldats allemands alors en marche sur Paris, on retiendra surtout en effet une musique audacieuse, qui s’inspire sans doute de la période post-wagnérienne alors en vogue, mais apporte incontestablement sa propre pierre.
Et c’est particulièrement vrai pour ce très original Guercœur, ne serait-ce que parce que le livret, en français, est étroitement associé à la composition musicale à laquelle il dicte quelques lois.
Bien sûr on évoquera durant la représentation, les bruissements des arbres ou le rafraichissant murmure de l’eau si bien illustrés par Wagner dans l’Or du Rhin, ou lors du cri soudain de Guercœur « Parjure », le réveil similaire de Parsifal et son « Amfortas die Wunde ».
Nous sommes dans la période post-wagnérien et il n’existe pas de compositeur de talent qui n’ait été fasciné par les orchestrations du maître de Bayreuth. Magnard lui-même avait découvert l’opéra en allant sur la colline.
Mais la facture même de l’œuvre n’en est pas moins très personnelle avec ses trois actes bien distincts, les nombreux préludes et interludes instrumentaux qui structurent l’ensemble, le rôle des chœurs, une pâte orchestrale très riche qui peut devenir soudain très élégiaque, enfin des compositions vocales complexes qui rendent les rôles très tendus, plus dramatiques que purement lyriques, avec des écarts de note assez brutaux et parfois considérables.
L’on peut tout aussi bien penser, selon les passages, à ses contemporains comme Strauss, Korngold, D’Indy et bien d’autres, tant la période est foisonnante de nouveautés.
Une chose est sûre : nous avons failli ne jamais connaître cette œuvre. En effet, la partition orchestrale a brûlé, sauf l’acte 2 qui ne se trouvait pas dans la maison au moment de l’incendie tragique.
Il restait heureusement également la réduction piano complète et c’est son ami le compositeur Guy Ropartz qui reconstitue l’ensemble de l’orchestration de mémoire pour lui permettre de voit enfin le jour à l’Opéra de Paris en 1931.
Le monde imaginaire qu’il créée dans Guercoeur n’a donc rien de religieux : c’est l’idée qu’il se fait de l’harmonie utopique impossible à atteindre sur terre, et qui ne peut exister que dans l’éther irréel où le temps et l’espace sont abolis. Mais il reste l’espoir malgré les désillusions. Car Guercœur, révolutionnaire et tribun, est mort brutalement après avoir connu une idylle remplie de promesses d’éternité avec Giselle et contribué à établir une république sociale juste et équitable avec son ami Heurtal.
Sur son insistance extrême (« Vivre »), il revient sur terre depuis ce « ciel » parfait, accompagné et surveillé par la Souffrance qui tient à ce qu’il tâte de son bâton.
Une vision d’horreur l’attend : tout est défait depuis ses amours trahies jusqu’à la guerre civile qui fait rage, une partie du peuple réclamant le retour à la dictature (où, au moins, on a à manger) et l’élection d’un tyran, lequel n’est autre que… Heurtal.
Mort une deuxième fois, Guercœur retourne au « ciel ». Mais le mot « espoir » demeure malgré tout comme une morale de l’histoire qui se conclue par ce beau mot d’espérance.
Magnard, outre son admiration pour la pensée utopiste alors en vigueur de à, se réfère aux premières expériences de « communes » de l’Italie du Moyen-âge qui mettaient en commun leurs richesses et s’autogéraient. En s’affranchissant de fait des obligations vis-à-vis des seigneurs féodaux, et en créant un système politique nouveau, les communes ont largement contribué à l’affaissement du féodalisme et à l’avènement d’un nouvel équilibre économico-politique.
Ce n’est pas par hasard que Magnard considère que son acte 2 se situe dans l’une de ces « communes »
Comme nombre de grandes partitions de l’époque, l’opéra, très marqué par l’exigence de moyens grandioses pour sa mise en scène, disparait durant des décennies, resurgissant essentiellement sous la forme d’enregistrements – dont celui de 1996 sous la direction de Michel Plasson- jusqu’à l’année 2019, qui verra d’ailleurs aussi la renaissance du Fervaal de d’Indy à Montpellier.
Et c’est le Théâtre d’Osnabrück en Basse Saxe qui propose une mise en scène de Dirk Schemeding pour quelques représentations en juin et juillet, permettant ainsi la création allemande de l’œuvre. Mais celle-ci, au vu des moyens modestes du théâtre, pratique pas mal de coupures dans cette partition foisonnante et ne dispose sans doute pas de la meilleure distribution possible pour une partition qui flirte volontiers avec Korngold ou Strauss quant aux exigences vocales, orchestrales et scéniques.
L’entreprise de l’Opéra National du Rhin, dont on salue l’audace et l’intelligence une fois encore, était donc bienvenue. Cette re-création donne en effet l’essentiel de l’œuvre, quasiment sans coupure, laquelle comporte de très importantes parties orchestrales (prologue, préludes aux actes, interludes), des chœurs très sollicités et pas mal de voix solistes de tessitures diverses, se recrutant dans le registre dramatique.
Et c’est une réussite unanimement saluée à juste titre, de par la qualité de l’interprétation et de la mise en scène.
Le metteur en scène allemand avec les décors sobres de Johannes Leiacker et les beaux costumes seyants d’Ursula Renzenbrink, a opté pour une mise en scène simple et épurée dont les qualités sont inégales. On pourra notamment lui reprocher un très grand statisme dans le monde où « espace et temps » ont disparu, c’est-à-dire à l’acte 1.
Chacun occupe l’une des multiples chaises réparties sur le plateau dans une atmosphère légèrement enfumée, et il faut un peu de temps pour repérer chacun des personnages, à part, bien sûr Guercœur, le seul à s’agiter pour demander à « vivre ». Mais petit à petit tout se met en place et on apprécie de très belles trouvailles.
La mise en scène est donc inégale et ne retient pas toujours l’attention du spectateur mais elle comporte de très bonnes idée en particulier cet « entre deux-mondes » imagé comme un livre entrouvert entre le noir et le blanc.
Au ciel le panneau versant sombre (voire étoilé à l’acte 3), à la terre le versant clair, et au centre, presque invisible, entraperçu à la naissance du deuxième acte, quand les didascalies précisent : « il y aura contraste absolu entre les décors des actes 1 et 3 d’une part et celui de l’acte 2 », il y a ce paysage de rêve ce « gazon scintillant de rosée » que découvre Guercœur. « N’est-ce pas la clairière où je venais chercher la brise et le repos ? ».
Ce superbe monologue élégiaque de Guercœur revenu sur terre, précède l’affreuse désillusion de ce qu’il va vraiment découvrir. Loy exploite très intelligemment cette rupture, puisqu’on ne verra que furtivement ce décor de rêve alors que le panneau blanc, triste et sans relief, s’imposera dès que Guercœur croise Gisèle puis plus tard lors de la très belle scène des émeutes.
Le programme de salle indique les quelques passages que la production n’a pas retenu, en particulier cette scène qui introduit l’acte 2 et où les « illusions d’amour » et les « illusions de gloire » assurent à Guercoeur qu’il retrouvera sa bien-aimé fidèle et le peuple aspirant à son retour. Loy met par contre en scène durant l’interlude orchestral, ces retrouvailles imaginaires avec une Gisèle rêvée et un peuple idéalisé.
La chorégraphie des scènes de foule valorisée par les éclairages d’Olaf Winter, est soignée, autant dans la lenteur des mouvements des élus au ciel que dans la précipitation réglée au millimètre de l’émeute, révolte des femmes comme esquisses de guerre civile et deuxième mort du héros lynché par ceux qu’il croyait avoir libéré de toute servilité et rendu aptes à prendre leurs affaires en main.
Et l’atmosphère ainsi créée qui commence divinement avec ces chœurs, invisibles, réfugiés en arrière-salle, valorise cet étrange conte tout à la fois rêveur et réaliste qui avait échappé à nos scènes durant trop d’années.
Après Lohengrin, le mois dernier, l’orchestre philharmonique de Strasbourg, s’illustre à nouveau dans une partition conséquente pour grande formation, où l’ensemble des pupitres est sollicité autant dans des parties lyriques au romantisme à fleur de peau que dans de superbes mouvements où les cuivres et les percussions le disputent aux cordes et aux bois. On est ainsi saisi par des changements de climats permanents qui reflètent les évolutions permanentes d’une situation où la tension domine. Ingo Metzmacher excelle dans ce répertoire complexe du début du siècle dernier, lui qui a dirigé de nombreuses créations contemporaines et dirigé récemment Œdipe d’Enesco à Salzbourg ou Die Vögel (Les Oiseaux) de Braunfels à Munich, deux œuvres de la même époque (et sensiblement de la même veine) que Guercœur.
L’auteur de l’ouvrage « Keine Angst vor neuen Tönen » (N’ayez pas peur des nouveaux sons), possède en effet l’art de faire découvrir ces partitions inhabituelles où la structure peut paraitre à l’oreille « classique » du mélomane, surprenante voire « décousue ».
Dans Guercœur, l’on passe en effet d’une atmosphère sonore à une autre en très peu de temps et l’orchestre peut valoriser à l’envi, l’étendue de sa palette sonore avant de redonner la « main » aux chanteurs, parfois sollicités « a capella », parfois dans des airs en forme de « Lied », puis dans des montées crescendos vers le style héroïque voire dramatique.
Les chœurs de l’Opéra national du Rhin sous la direction de Hendrik Haas, littéralement ovationnés au rideau, offrent également une prestation de haut vol, alternant les murmures évocateurs des rêves du monde « idéal » du ciel venus du fin fond de la salle, et les vociférations dramatiques d’un peuple en colère, les femmes d’abord puis les hommes en guerre les uns contre les autres, réalisant une magnifique performance globale qui restera en mémoire.
Très investis autour de rôles complexes et passionnants, vocalement très exigeant et qui va bien au-delà des partitions habituelles, les chanteurs réussissent de surcroit la gageure d’interpréter un opéra quasiment jamais donné sur scène. Peu de modèles auxquels se raccrocher, donc, ce qui pour de jeunes artistes comme ceux et celles qui composent ce beau plateau vocal, représente une difficulté supplémentaire. Et ce sont bien évidemment pour toutes et tous, des prises de rôle.
En 1931, lors de la création scénique de l’œuvre, les voix sollicitées sont rompues à l’interprétation de ces opéras post-wagnériens, vocalement très tendus où le grand orchestre est souvent valorisé. Magnard leur offre cependant des partitions beaucoup plus respectueuse de l’équilibre instruments-voix, ménageant d’importantes respirations qui précèdent ou suivent les moments « climax ».
Mais chacune est fortement sollicité, parfois à la limite de sa « zone de confort ». Et l’on ne peut que féliciter cet exploit, quelques soient, parfois, les moments où l’on sent les voix un peu malmenées, l’émotion est toujours au rendez-vous et n’est-ce pas l’essentiel du spectacle vivant ?
Stéphane Degout est un artiste à part dans le paysage lyrique français et même international. Grand musicien, doté d’une voix superbe dont le timbre de baryton s’approfondit d’année en année tout en gardant son côté « clair » très séduisant, Degout possède ce petit « plus » qui rend ses incarnations inoubliables et l’associe sans réserve à son personnage.
On aurait pu imaginer Guercœur sous bien des aspects, c’est son allure encore juvénile, rêveuse, jamais fanatique mais toujours passionnée, de ce héros dont la désillusion sera cruelle, qui symbolisera désormais le personnage. Car Degout a endossé le costume et créé « son » Guercœur avec un tel talent, qu’il a imposé cette image scénique et vocale magistrale. Avec un art consommé de la maitrise de la ligne de chant, Degout ne force jamais mais la voix monte tranquillement en crescendo, ou brutalement en mode « forte » pour exprimer la colère, la déception, les envies inassouvies avant de revenir tout doucement fêter le rêve et l’amour.
Le choix de deux jeunes artistes français à la diction irréprochable pour incarner Gisèle et Heurtal est séduisant. Antoinette Dennefeld réussit une prestation difficile, magnifique dans les moments les plus lyriques où la voix se déploie avec grâce, un peu plus tendue dans les aigus appuyés en mode forte, presque dramatique où elle exprime les regrets dans un mode très exposé, parfois au bord de la rupture, qui force l’admiration et émeut jusqu’aux larmes.
Le ténor Julien Henric en Heurtal a également une très forte présence scénique et un timbre velouté, autoritaire et décidé qui sied au rôle de ce révolutionnaire passé du côté obscur qui revendique une place de dictateur trahissant son ex-ami comme ses idéaux. L’interaction entre les trois solistes de l’œuvre est parfaitement bien maitrisée, donnant aux scènes d’action de l’acte 2, un grand réalisme captivant et musicalement excitant.
En contrepoint les personnages emblématiques du ciel, sont davantage sollicités dans le registre lyrique avec quelques défis plus héroïques pour Souffrance, magnifiquement chantée par la contralto Adriana Bignagni Lesca dont les graves d’une profondeur impressionnante créent dès le début ce climat d’inquiétude qui rompt l’harmonie du paradis.
Et c’est la soprano Catherine Hunold qui assume courageusement l’un des rôles les plus difficiles de cette assemblée céleste, celui de la déesse Vérité. Le timbre est sublime dès lors qu’elle n’est pas contrainte de chanter en mode « fortissimo » et reste dans ce medium qu’elle a si beau alors que ses aigus souffrent de quelques approximations peut-être dus à la fatigue bien excusable d’un soir de troisième. Il n’en reste pas moins que son incarnation est superbe et que l’on aime son émouvante conclusion pleine d’espérance « Gloire à ceux qui ont devancé l’heure ! Leur être est éphémère, leur effort immortel ».
Il nous faut également saluer les interventions chaleureuses et très réussies de la Bonté d’Eugénie Joneau et de la Beauté de Gabrielle Philiponet, silhouettes vêtues de sombre mais porteuses de brassées de fleurs, celle de l’Ombre d’une femme de Marie Lenormand ou de l’Ombre d’une vierge d’Alysia Hanshaw tout en émettant un peu plus de réserves sur l’Ombre d’un poète de Glen Cunningham, dont le timbre un peu confidentiel parait bien évanescent aux côtés de l’énergique Degout lors de leur dialogue de l’acte 1.
Belle diction, beau chant, beau jeu d’acteurs, la distribution est globalement réussie et largement applaudie après une ovation spéciale et amplement méritée pour le héros de la soirée, Stéphane Degout qui n’a pas fini de faire parler de lui et de son émouvante incarnation personnelle du rôle.
Bravo à tous !
Opéra National du Rhin, Strasbourg et Mulhouse : détails et réservations
Guercœur fait l’objet d’une captation et sera diffusé sur France Musique (Samedi à l’opéra) et Arte Concert à partir du 25 mai 2024.
Photos presse (c) Klara Beck