Marion Siéfert et Matthieu Bareyre : « Il faut chercher des alliances au sein de sa propre génération

Qu’est-ce qui vous a amenés à faire du spectacle et du cinéma ?

Marion Siéfert : Lorsque nous nous sommes rencontrés en 2008 au cours de nos études universitaires, nous avions déjà le désir secret de faire du cinéma et du théâtre. Cela semblait, pour ma part, un rêve irréalisable. Nous rencontrer nous a permis de l’assumer et nous nous sommes beaucoup encouragés et soutenus. Nous avons tracé un chemin tous les deux à l’extérieur des écoles de théâtre ou de cinéma, pour la bonne et simple raison que nous n’y avons pas été reçus.

Matthieu Bareyre : En France, il existe toujours une distinction nette entre ceux qui rentrent à l’Académie et les autres, les hérétiques. Ne pas entrer dans ces institutions a paradoxalement nourri notre créativité, nous incitant à choisir notre propre voie. Après de longues études en philosophie, j’ai appris le cinéma en autodidacte, commençant mon premier film de manière autonome. Avec Marion, nous avons toujours essayé de créer des œuvres adaptées aux moyens dont nous disposions.

Marion Siéfert : Pour moi, la découverte de la performance, notamment à Berlin, a été une révélation. Je me souviens d’Angélica Liddell, dont une pièce m’a marquée : pieds prisonniers du béton, un masque d’elle enfant sur le visage, un monologue intransigeant présenté avec la plus grande simplicité, devant un PowerPoint modeste. Cela m’a fait comprendre que l’on pouvait faire du théâtre de manière très simple.

Matthieu Bareyre : À contre-courant d’une idéologie qui glorifie la technique et d’une génération obnubilée par les grands moyens et les équipes pléthoriques,nous étions fascinés par la légèreté de Jacques Rivette et de Jean-Luc Godard. Il nous semblait important de reprendre un flambeau abandonné depuis longtemps, celui de la tradition critique et intellectuelle. Nous avons d’ailleurs tous les deux été un temps critiques pour des revues en ligne. Écrire sur les œuvres, c’était déjà pour nous être dans la création. La critique était pour moi comme une forge où je pouvais prendre le temps de définir le cinéma dont je rêvais.

Marion Siéfert : Au fil des pièces et des films, nous avons cherché des alliances au sein de notre propre génération, plutôt que de nous en remettre uniquement à la bienveillance des aînés déjà installés. Même si certains d’entre eux nous ont énormément soutenus. Je pense à l’invitation de Marie-José Malis et de Frédéric Sacard de devenir artiste associée au théâtre de La Commune.
Matthieu Bareyre : C’est d’ailleurs ce que nous disons aux jeunes gens qui viennent nous demander conseil aujourd’hui, de ne pas attendre une quelconque autorisation ou adoubement, et de trouver des personnes de leur âge avec lesquelles s’engager au plus vite dans un processus créatif.

Vous bénéficiez d’une carte blanche au T2G, comment avez-vous conçu cette programmation ?

Marion Siéfert : Nous souhaitions faire vivre le répertoire de la compagnie, qui ne se résume pas aux seuls spectacles, mais inclut aussi des films. Le théâtre nous a poussés à aller plus loin, à investir leurs espaces, et c’est ainsi qu’a germé l’idée d’une exposition.
Matthieu Bareyre : Les visiteur.euse.s n’auront pas besoin de connaître notre travail pour apprécier cette exposition. « Siéfert – Bareyre : Connexions » n’est pas une rétrospective mais une création à part entière, création in situ qui réunit des photographies, des vidéos et des textes inédits, accumulées au fil de plus d’une décennie d’intense échange artistique. Je me suis souvent dit qu’il était dommage de ne rien faire de tout un ensemble de petites œuvres, de fragments ou d’essais, que nous n’avions jamais eu le temps de finaliser ni même l’occasion de montrer au public.

 Votre exposition est une immersion dans votre travail commun. Comment l’avez-vous organisée ?

Marion Siéfert : Nous l’avons structurée autour de quatre axes. La première entrée, « Veilles », explore notre rapport aux écrans. On y montre des personnes hypnotisées par leurs smartphones, mais aussi l’envers de l’écran, l’image de soi produite par le téléphone. L’écran est à la fois un miroir, un endroit de mise en scène, d’exacerbation, d’affirmation de soi, mais peut être également un moyen de crier au secours, d’appeler à l’aide, comme dans _jeanne_dark_ ou Le Journal d’une femme nwar. Ensuite, il y a la salle « Enfances ». Les photos et les textes qui y sont exposés ne tiennent pas un discours sur l’enfance. Au contraire, dans notre travail, l’enfance est toujours venue mettre en question notre point de vue.Comment regarde-t-on les enfants ? Quelles sont les tensions qui existent entre le monde des enfants et celui des adultes ? Nous voulions montrer des images d’enfants, parfois à hauteur d’enfant, mais aussi les productions de l’enfance. « Grands sommeils » explore ensuite les thèmes transversaux dans notre travail du rêve et du sommeil, et enfin, « Époques », interroge notre rapport à la réalité contemporaine autant sociale que politique : comment on délire le monde, comment le réel menaçant vient s’imposer dans notre inconscient. L’espace du rêve, pour reprendre le titre de l’autobiographie de David Lynch, occupe une grande place dans notre travail et dans cette exposition.

La jeunesse occupe une place centrale dans vos œuvres, que vous dépeignez comme un espace de liberté et non de reproduction sociale. Pourquoi ce choix ?

Marion Siéfert : Nous sommes tous les deux passés par l’ENS de Lyon. Comme  dans la plupart des grandes écoles françaises, cette école organise la séparation de ses étudiants du reste de la société. À notre arrivée dans cette école, on nous a dit qu’on était « l’élite de la nation », il fallait un badge pour pouvoir rentrer sur le campus, il y avait des caméras de surveillance partout, la bibliothèque était réservée aux seuls étudiants de l’ENS. L’école ne faisait clairement pas le choix de l’accessibilité du savoir, mais privilégiait le confort et l’entre-soi pour ces étudiant.e.s soigneusement choisi.e.s. L’école en elle même ressemblait à un bunker. En sortant de là, nous avons ressenti le besoin impérieux de nous ouvrir au réel et de nous raccrocher à notre génération dont la sélection républicaine nous avait coupée.

Matthieu Bareyre : Mon premier long-métrage, L’Époque (2019), est né d’un besoin vital de rencontres. J’ai filmé la jeunesse parisienne entre 2015 et 2017, juste après Charlie, dans un contexte de bouleversements politiques profonds. Il s’agissait de
capter des figures inédites, de faire entendre dans ce film toutes les voix que je ne voyais pas exister dans le cinéma français. Artistiquement, je voulais réactiver le vieux rêve bazinien d’une avant-garde populaire, faire un film à la forme radicale
mais qui puisse être reçu immédiatement par ma génération, toutes classes confondues.

Marion Siéfert : En parallèle, je créais 2 ou 3 choses que je sais de vous et Le Grand Sommeil, dans lequel j’organisais la rencontre entre Helena de Laurens et ma petite cousine Jeanne, de 11 ans à l’époque. À chaque fois qu’il revenait de tournage, Matthieu me montrait les rushes de L’Époque. En 2015-2016, je vivais en Allemagne, et à travers ce qu’il filmait, je sentais les grands mouvements qui traversaient la jeunesse française. Sa démarche, documentaire, aventureuse, m’a profondément nourrie et c’est dans le même esprit que j’ai commencé mes recherches pour Pièce d’actualité n°12 : DU SALE !, un duo entre la danseuse Janice Bieleu et la rappeuse Laeti.

Mathieu Bareyre : Nous nous sommes toujours et continuellement influencés mutuellement. Pendant que Marion explorait l’intériorité et le rêve dans Le Grand Sommeil, j’arpentais l’espace public pour y prélever non des discours mais des fragments d’inconscient collectif. L’extérieur ouvrait sur l’intérieur, et inversement : dans la tête de Jeanne, une enfant de 10 ans, Marion trouvait tout un théâtre politique qui mettait déjà en scène un ensemble de discours sur l’enfance (celui des parents ou de la commission des Enfants du Spectacle) pour le confronter à la parole de Jeanne, son personnage principal.

Et même dans l’ensemble de votre travail, cette question du rêve et du cauchemar semble omniprésente. Vous avez choisi de présenter au T2G deux spectacles qui abordent précisément ces thématiques :_jeanne_dark_ et Le Grand Sommeil. Pourquoi cette association ?

Marion : Cela faisait longtemps que j’avais envie de les présenter ensemble. Même si je n’avais pas prévu le lien entre les deux au début, une fois réalisés, ces deux solos fonctionnent comme un diptyque. C’est la même interprète, le même prénom de personnage, Jeanne. Nous présentons également deux films, L’Époque (2019) et Le Journal d’une femme nwar (2022), qui peuvent également fonctionner en diptyque, puisque Rose rencontrée lors du tournage de L’Époque devient, quelques années plus tard, la protagoniste principal du Journal d’une femme nwar. Le film sortira d’ailleurs le 13 mars en preview sur le site d’Arte et sera diffusé le 20 sur Arte.TV.

Matthieu : De Nocturnes au Journal en passant par L’Époque, la porte du rêve est paradoxalement l’entrée privilégiée pour aborder mon travail documentaire. De la même manière que le grand défi de la sculpture pourrait être le mouvement, que celui de la peinture pourrait être le relief, je crois que celui du documentaire est l’irréel. Ma mémoire retient assez peu les faits et les chiffres mais s’accroche aux images de nos rêves et nos cauchemars. Nocturnes et L’Époque sont deux films de noctambule, tournés entièrement de nuit. Je préfère demander aux gens de quoi ils rêvent que ce qu’ils font dans la vie. Et les siestes de Rose tout comme son
manque de sommeil ont rythmé tout le tournage et le montage du Journal d’une femme nwar.

 _jeanne_dark_ utilise Instagram, vous avez dès 2016 exploré Facebook dans votre travail, et Daddy nous plongeait dans un jeu vidéo. Où en êtes-vous avec le virtuel, les réseaux sociaux et l’IA ?

Mathieu Bareyre : Les réseaux, l’écran et le virtuel sont devenus une nouvelle scène du monde. Nous nous sommes vite dits que ce nouvel espace de représentation allait faire clairement concurrence à nos arts, donc nous avons décidé de les intégrer à nos œuvres, de les représenter et, au passage, d’arroser l’arroseur. Dans mon premier film, Nocturnes (2015), par exemple, j’avais abordé l’écranisation du monde de façon radicale : tout le film se passait dans un hippodrome mais je ne montrais jamais directement les chevaux, la vie et l’animal : leur seule présence, fantomatique, se faisait via leur double virtuel, sur les écrans
de pixels bleus que scrutaient les turfistes. Les réseaux sont parfois hypnotisants et peuvent aliéner, mais l’art peut permettre de les regarder autrement, avec une distance critique.

Marion Siéfert : _jeanne_dark_ par exemple, ne suit pas la logique d’Instagram, mais la pièce se passe sur cette plateforme. Nous avons expérimenté très concrètement ce qu’est cet espace, à l’époque vendu comme un endroit où la créativité et la personnalité de chacun allaient pouvoir s’exprimer. Nous sommes en vérité sur le territoire d’une multinationale, qui ne suit que les intérêts de son propre business. Aujourd’hui, depuis l’élection de Trump, l’alignement réactionnaire des GAFA, cela éclate au visage du monde entier, mais déjà à l’époque, c’était pour nous clair que nous étions beaucoup moins libres en tant qu’artistes sur Instagram que sur un plateau de théâtre. Instagram est hostile aux artistes. Comme beaucoup d’autres personnes, nous y avons expérimenté la censure, la haine gratuite, les règles qui changent de manière arbitraire. Ce n’est pas un espace de liberté, mais un espace de contrôle.

Dans le contexte actuel, envisagez-vous de continuer sur Instagram ou de changer de support ?

Marion Siéfert : Malheureusement, Mastodon ne permet pas de faire de live. Mais il ne faut pas oublier que le spectacle ne se passe pas seulement sur Instagram, il se passe avant tout au théâtre, sur une scène de théâtre public, et que sans ce maillage complexe de petites et grandes scènes de théâtre sur tout le territoire français, ce spectacle n’aurait jamais pu exister. C’est bien parce qu’il y a eu, suite à la seconde guerre mondiale et sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance, une volonté politique de rendre l’art accessible à tou.te.s, que des spectacles comme _jeanne_dark_ ont pu exister. Cette volonté politique n’est manifestement plus là aujourd’hui et diverses personnalités politiques opportunistes tirent au bazooka sur une culture vivante et à échelle humaine. Cela se fait au détriment des artistes, des jeunes qui doivent s’adapter de plus en plus tôt au marché. L’histoire nous a montré quel genre de régimes s’attaquait à l’art et à la culture : ceux, d’essence fasciste, pour lesquels la liberté de penser est une menace fondamentale.
Matthieu Bareyre: Comme Internet, les réseaux ont pu être regardés à leurs débuts comme une grande promesse, mais aujourd’hui, ils ne sont plus qu’un outil commercial et de propagande. Ils sont régis par des intérêts privés, antagonistes à
nos valeurs sociales durables.

Vous multipliez toujours les outils de représentation. Est-ce que ce sera encore le cas demain ?

Marion Siéfert : Le spectacle que nous écrivons actuellement, Bunker, répond plutôt à une envie que nous avons toujours eue, de construire le spectacle autour d’une opposition très forte, celle qui se trouve à la source du poème : la parole et le silence. Et nous avons imaginé que cette pièce allait graviter autour de deux personnages : l’un qui parle et l’autre, complètement mutique.

Matthieu Bareyre : Nous travaillons aussi à l’écriture d’un long-métrage de fiction, que nous développons avec la productrice Caroline Nataf. Il croise post-partum et Intelligence Artificielle, mais son écriture ne viendra nourrir aucune IA. Nous avons
largement ce qu’il faut au fond de nous.

Ce sera une nouvelle collaboration entre vous deux ?

Matthieu Bareyre : Oui, même si chaque domaine, théâtre, cinéma, reste distinct. Ce que nous faisons ensemble n’a jamais été une hybridation, esthétique qui ne nous intéresse pas. Nous n’aimons pas plus le cinéma théâtral que le théâtre filmique. Les films restent des films, les pièces restent des pièces, mais on intègre parfois des éléments de l’art de l’autre. Dans Daddy (2022) nous faisions se rencontrer des influences théâtrales et cinématographiques, tout en réintégrant ce que le cinéma a pris au théâtre. Nous aimons le langage du cinéma, le langage du théâtre et nous faisons profondément du cinéma et du théâtre. Ce n’est pas une hybridation, c’est simplement une rencontre.

Marion Siéfert : L’exposition « Siéfert-Bareyre : Connexions » montre ce dialogue constant. Nous faisons se rencontrer des photographies, des textes et des montages vidéos faits par l’un ou par l’autre. Je crois que les spectateur.ice.s pourront sentir cette influence mutuelle qui nous réunit. À force de travailler ensemble, nous n’avons parfois même plus besoin de nous parler, cela circule par d’autres canaux. Par celui du rêve, mais aussi beaucoup par le rire.