Le dernier opus de Jan Martens, Voice Noise, a été rendu public à la Maison de la danse de Lyon où le chorégraphe est artiste associé.
Au départ, la question était pour lui de vérifier dans quelle mesure le son peut être genré, ainsi que le suggérait la Canadienne Anne Carson dans son article «The Gender of sound» publié en 1994 par la revue néerlandaise Thamyris. Autrement dit, de s’interroger sur le fait que la femme a été, depuis la nuit des temps, réduite au silence, à l’exception des Castafiore ou des prime donne – et des sirènes dont Carson n’apprécie pas le chant. Pour rompre le silence ou conjurer ce sort, Jan Martens et ses six co-créateurs-danseurs (quatre femmes et deux hommes), illustrent à leur façon treize titres chantés par des voix féminines.
À partir d’une centaine de chansons de son affection pouvant illustrer la question de l’inaudibilité de l’organe vocal féminin, toutes citées dans le beau programme de salle imprimé en noir et rose sur fond blanc, édité en anglais, avec liens par QR codes sur les traductions et des informations en français, Jan Martens a constitué une playlist réduite à treize. Ce qui n’est déjà pas si mal, ces airs, prolongés de silences et de bruits, étant susceptibles d’inspirer aux danseurs tableaux, saynètes ou routines chorégraphiques. Ces thèmes sont judicieusement agencés durant ce qui relève du récital dansé, indépendamment de leur date de création ou d’enregistrement.
Les chansons retenues sont : Prime Numbers (1984) par Cheri Knight, Mouthpiece (2000) par Erin Gee, Trio (2002) par Maja S.K. Ratkje, Ain’t It A Lonely Feeling (1975) par Camille Yarbrough, Safe (2023) par Debby Friday, Raag Des, Sakhi Mohan (1935) par Kesarbai Kerkar, No One’s Little Girl (1977) par The Raincoats, Sometimes I Feel Like a Motherless Child (1940) par Ruby Elzy, Not Be Alright (1988) par Mary Margaret O’Hara, Varisevalehti (2022) par Cucina Povera, Bella ciao sul femminicidio (2019) par le Coro delle Mondine di Porporana, Surge (2006) par Tanya Tagaq, Sol lucet (2023) par le Trio Mediæval / Marianne Reidarsdatter Eriksen.
L’année du premier morceau, 1984, n’est pas anodine, qui fait non seulement référence au roman d’anticipation de George Orwell mais qui correspond aussi à celle de la naissance de Jan Martens… Le droit à la voix – ou, si l’on préfère, le droit à la parole des femmes – est revendiqué de par le monde au moins depuis que le chant existe. L’expression de variété internationale ou, si l’on veut, de chanson pop – pour ne pas dire populaire – est le répertoire ici privilégié. Du chant grégorien qui conclut le spectacle, on revient au chant sacré que certains veulent maintenant nous empêcher d’appeler negro spiritual, disons aux origines du gospel, à la musique soul, funk, à la plainte et complainte en tout genre, au chant revendicatif et révolutionnaire, à la musique de danse et à l’expérimental.
Jan Martens nous permet de découvrir des perles rares : une chansonnette répétitive de Cheri Knight, un poème phonétique d’Erin Gee, une impro bruitiste pour cartoon signée Maja S.K. Ratkje, une subtile ballade de Camille Yarbrough, un morceau électro de Debby Friday… Le show bénéficie non seulement d’une qualité sonore exceptionnelle qui permet de diffuser les tunes récents plein pot mais aussi de faire entendre, en sourdine, les evergreens des années 30-40, comme ceux gravés en 78 tours par Ruby Elzy et Kesarbai Kerkar. La mise en abyme scénographique permet aux six danseurs d’occuper par intermittence l’espace du grand plateau de la MAD et de passer du statut d’acteur à celui de spectateur.
La danse est, comme le chant italien Bella ciao, choral, à l’unisson mais permettant à chaque interprète de briller. À cet égard, la lumière est soignée, discrète, tamisée. Les costumes semblent agréables à porter et le sont à voir. Comme pour la musique des années 80, on pourrait qualifier le style chorégraphique de « world dance », quoique l’empreinte belge – tendance flamante – y soit prédominante. Idem pour les excellents interprètes, tous gabarits et styles confondus. Leur contribution et leur talent nous obligent à nommer ceux que nous avons pu apprécier et leurs remplaçants : Elisha Mercelina, Steven Michel, Courtney May Robertson, Mamadou Wagué, Loeka Willems, Sue-Yeon Youn et/ou Pierre Adrien Touret, Zora Westbroek.
Visuel : Voice Noise de Jan Martens © Phile Deprez