Présentée au dernier festival d’Avignon, la nouvelle pièce de Mohammed El Khatib , La vie secrète des vieux, est dans la veine, si vivante et si puissante, de son théâtre documentaire. Sur la scène du Théâtre de la Ville : le metteur en scène, une aide-soignante et huit « vieux » qui parlent ouvertement de leur désir. Une leçon de vie et de pudeur.
Ils étaient 9 quand ils ont commencé les répétitions, ils ne sont plus que huit, et c’est la doyenne qui ouvre seule le spectacle, depuis son fauteuil. Visage et voix de la RTBF pendant 31 ans, à 91 ans, Jacqueline Juin sait encore très bien articuler. Et dire tout de go ce qu’elle pense. C’est dans un Ehpad de Chambéry que Mohamed El Khatib est allé interviewer, filmer, recueillir les témoignages de « vieux » qui continuent à désirer et à aimer. Il a recueilli leurs propos, en a fait une pièce, écrite, avec un texte dont il faut se souvenir et qu’il faut interpréter. Si le monde entier est une scène, il s’agit de ramener dans sa lumière ceux et celles qui ont trop de rides et d’arthrose pour s’y maintenir. En filigrane de témoignages assumés, drôles, justes, et tellement vivants, c’est Racine et Shakespeare que l’on convoque, puisque les vieux qui acceptent de parler de leur « vie secrète », aussi bien que l’aide-soignante qui les accompagnent ont toujours rêve d’être sur scène.
Tout est centré sur le désir. L’angle est donné et on s’y tient : on baise et on a envie de baiser bien après 60 ans. Ils et elles défilent donc pour parler de « ça ». Et chacun.e a son monologue : le témoignage de la « première fois » à 10 ou à 65 ans pour le premier orgasme, la sortie du « placard » et le partage des désirs encore très présents après 70, 80 et même 90 ans. Les pulsions de vie sont d’autant plus tendres que les monologues sont plus que croisés, ils dialoguent, comme dans toute troupe et c’est probablement là que les fils se nouent le plus entre théâtre et documentaire. On rit beaucoup dans ce partage à cœur et à corps ouverts. On s’attendrit aussi quand les enfants empêchent leurs parents en Ehpad de s’embrasser et de se voir, par peur, par défiance, aussi un peu par ordre oral. Mille nuances sont apportées : le racisme ordinaire de ces maisons aux patients majoritairement « blancs » sont s’occupent des personnels soignants d’origines bien plus diverses, aussi bien que l’invisibilité et la passivité terrible dans laquelle ces gens âgés sont placés.
Mais aussi, à travers la personne et le personnage de Yasmine, l’humanité – voire le génie – des certains soignants de ces institutions est aussi mise en avant. On rit beaucoup, notamment grâce au texte, ciselé, et au dispositif « brechtien » d’un petit écran qui apporte un effet de distanciation (comme quoi, ce n’est pas réservé aux « vieux » nostalgiques). On s’attendrit, et l’on a le cœur qui se serre de voir le metteur en scène sur scène observer avec tendresse et fierté ses acteurs et actrices jouer leur vie avec animation et passion. Paradoxalement, la version scénique d’eux-mêmes nourrit tellement les membres de cette troupe, que même les confessions les plus impudiques sont des… modèles de pudeur. C’est la tout le génie de Mohammed El Khatib, qui n’a pas fini, avec son humanisme génial, de donner voix à ceux et celles qu’on n’entend pas.
Le spectacle a commencé une grande tourné qui passe par l’espace 1789 de Saint-Ouen en octobre, la Comédie de Genève du 12 au 15 décembre, le TNB de Rennes du 11 au 15 mars et et se termine à l’Espal du Mans en mai 2025. Toutes les dates de la tournée sont ici.
Visuel : © Yohanne Lamoulere