Le deuxième jour du festival breton s’était déplacé de Combourg (35) au château de la Ballue, à 15 km. Le programme de ce dimanche 22 juin 2025 était particulièrement riche, avec deux spectacles dans des sites différents du jardin, et, au choix, un moment de radio, un programme vidéo ou une visite des lieux, guidée par la châtelaine. Le danseur François Chaignaud y reprenait un duo de 2023, Mirlitons.
Dans le bois de bouleaux du jardin remarquable du château, les spectateurs s’assoient autour d’un espace circulaire et vont assister à un étrange rituel : une rencontre atypique de la danse et de la musique, qualifiée par le chorégraphe comme un « espace espiègle d’écoute et de défi ».
Laissons François Chaignaud présenter lui-même le propos : « Le lieu est une arène. Deux corps masqués, martiaux, méconnaissables, humbles et cliquetants. Des micros, des enceintes, des praticables, des cloches, des souliers. Un rituel, des présentations, un affrontement, un nœud, un dénouement. Une saturation totale des fréquences et des muscles : une thérapie par l’excès. Corps et sons déchirés entre la mélancolie des corps disparus et l’agressivité de l’actualité. Lèvres et talons en quête d’un code oublié (…) » (texte affiché sur site et dans le programme en ligne).
Adaptée au site et en lumière du jour, cette pièce créée à l’origine au plateau voit se rencontrer deux artistes : Chaignaud qu’on ne présente plus et le beat-boxer Aymeric Hainaux. Ce sera une joute sonore et corporelle prenante, avec des haut-parleurs amplifiant le son et, disposées au ras de l’herbe, diverses plate-formes où vont se dérouler les épisodes de la rencontre. Le sonore verra se côtoyer la voix et les rythmes créés au micro par Hainaux et les sons des pieds chaussés de Chaignaud, actifs comme dans un récital de claquettes. Les registres vont s’étendre de l’intime au rageur avec, au niveau de la métrique (on ne l’apprendra que plus tard dans l’émission de l’antenne locale Radio Univers), des phrases toujours de sept mesures. Les deux artistes s’en expliqueront, affirmant avoir choisi cette contrainte* pour « sortir de leur zone de confort ».
Qu’est-ce qu’un mirliton ? Si le dictionnaire le définit comme un instrument de musique populaire à membrane, on découvre sur internet qu’une pâtisserie de Pont-Audemer est baptisée mirliton ou qu’un cabaret fondé par Aristide Bruant portait ce nom. Mais à l’antenne, Chaignaud rappelle que ce terme polysémique apparu à la fin du XVIIe siècle désignait une coiffure extravagante ou, deux siècles plus tard, une fanfare. Il cite la célèbre danse des mirlitons du ballet Casse-Noisette (1892) mais précise que ce mot, qui désigne aussi des pièces de monnaies, des fruits ou des gâteaux, circule entre siècles et cultures et concerne un objet ou une pratique au départ modeste mais « à l’ambition illimitée ».
Dans le duo dansé et sonorisé, une nouvelle incarnation va émerger, caractérisée par les présences insolites des deux artistes. Par leurs tenues d’abord : pull vert, bâton, veste et pantalon de cuir pour Chaignaud, qui laisseront place à un haut miroitant et doré (recouvert de pin’s), bâton plus épais muni de clochettes, plastron et heaume en cotte de mailles (également recouvert de pin’s), T-shirt rayé et short marron pour Hainaux, pieds nus. Ces costumes, signés Sari Brunel, ressemblent à des accoutrements évoquant des tenues de chevaliers ou de chamanes, détonnant avec l’environnement champêtre du site.
Ensuite, c’est par l’occupation de l’espace et l’exposition d’une certaine intimité que ce duo révèle sa nature profonde. Commençant au ralenti par un massage de Chaignaud à son partenaire, celui-ci est soulevé et porté vers une plate-forme. Saisissant un micro qui attendait dans l’herbe, Chaignaud le lui pose sur le ventre, le dos et la gorge, mettant en valeur les sons corporels internes de son complice. Hainaux va alors débuter sa composition sonore dont tout effet de traitement électronique sera absent. Ce son brut, tantôt chuchoté, tantôt vociféré, donnera un ton primitif à sa performance. Chaignaud, lui, va se chausser et se met à déambuler dans l’espace cerné par le public, suspendant sa veste de cuir à un bâton. Seul sur le praticable, il entame un solo de claquettes, tournant, frottant, frappant.
Facétieux et énigmatique, il interagit avec les spectateurs, n’hésitant pas à faire le poirier tout proche d’eux : « Qui est-ce qui m’aime et danse encore ? » interroge-t-il. Hainaux revient en complet marron et joue avec les clochettes de son épais bâton. Un duo s’ensuit, fortement amplifié, répétitif, montant jusqu’au frénétique, illustrant cette « saturation des fréquences et des muscles », Chaignaud se hissant parfois sur pointes. Il tourne autour de son partenaire, Hainaux dialoguant de sa canne avec les pieds de Chaignaud. Le tempo s’adoucit pour reprendre de plus plus belle, les souffles sont de la partie, les corps s’épuisent, reprennent leur giration, s’abreuvent par des gorgées prises à des bouteilles disposées à proximité.
Changement de costumes en chantonnant, Chaignaud enfile une espèce de gilet de cotte de mailles et Hainaux un T-shirt. Le premier utilise de petites plaques de bois pour exécuter des solos tandis que le deuxième déambule. Le dialogue reprend, la dimension virile de l’un étant questionnée par l’identité plus floue de l’autre. Le jeu avec les plate-formes se poursuit, l’espace sonore est saturé…
Chaignaud mime alors une blessure au genou et s’allonge dans l’herbe. Après qu’Hainaux lui ait marché délicatement dessus, il se relève, fait un nouveau poirier et l’humour vient s’immiscer dans cette joute. Son partenaire le porte, le manipule au sol en silence, le déchausse, puis s’isole pour écouter son diapason. Un duo chantant d’une grande douceur vient faire contraste avec la percussion entendue jusque là. Allongeant Chaignaud sur une plate-forme et le recouvrant d’une serviette, Hainaux reprend son rythme, improvise, rajoute des mots tandis que Chaignaud trépigne et saute sur place à l’horizontale. Puis c’est au tour de son partenaire de gambader et de jouer avec le public. Chacun de ces deux « mirlitons » vient se poster devant le mur d’enceintes avant de disparaître derrière. On entend siffler, et ce son humain vient se mêler au gazouillis des oiseaux tandis qu’Hainaux invisible lance une dernière phrase.
Pour les spectateurs qui ne connaîtraient pas le human beat box (boîte à rythmes humaine), discipline appartenant à la culture hip-hop (avec organisation de tournois nommés battles), ils pourront le découvrir ici. Le texte de présentation décrit Hainaux ainsi : « brut, pas de matos, pas de pédale de boucle, pas de blase en ricain, pas d’insta, pas de selfie, follower de personne, juste un corps et une bouche au service de la puissance et de la beauté ».
La rencontre avec l’adversaire a lieu, avec le temps nécessaire pour la dérouler, avec sa circularité et son intensité reflétant plus de deux ans de recherche et des moyens de mise en œuvre très simples. Hainaux, lors de l’émission de radio, précisait que le duo est très écrit mais comporte une dimension de laisser-faire, étant entendu que les deux prémisses du travail étaient les suivantes : d’une part « Chacun s’implique également dans le visuel comme dans le sonore et fait naître une petite étincelle qui germe chez l’autre » et d’autre part la contrainte de fonctionner en permanence sur des phrases impaires à sept temps. L’opposition entre le fracas du percussif et la vocalité est voulue, tout comme celle entre bruit et silence. À la question de l’influence du cadre (ici un bois de bouleaux), Chaignaud évoque le ratio à trouver entre le direct et les enjeux de représentation. Il s’agit de jouer plus avec des impressions qu’avec des images : « Tout alors devient possible ».
Y a-t-il un récit ? Les personnages convoquent-ils le dieu Pan ? La réponse à ces questions n’est pas donnée, mais une chose est claire : point ici de personnages. « Notre début avec Aymeric au sol n’est pas une scène où se joue la mort de Patrocle », affirme avec humour Chaignaud, qui signale que la lecture de Deux cavaliers de l’orage de Jean Giono (1965) les a influencés. Une comédienne, Sarah Chaumette, a également aidé les deux artistes par ses conseils. Hainaux confie : « Il y a 1001 influences au fond de moi, avec une fermeture éclair dans le ciel. On ouvre et on regarde ce qu’il y a derrière ».
Alors, thérapie par l’excès ? Si ce moment inoubliable d’une durée de soixante minutes comporte des longueurs eavec souvent un son saturé qui peut agacer, il est indéniable que le public en ressort transformé avec peut-être la découverte de ce « code oublié » dont parle Chaignaud. L’hybridité des pratiques qui caractérise l’artiste a encore fait mouche ici.
Laissons-lui le mot de la fin (en heptasyllabes): « Chevaliers de pacotilles / En armes et en guenilles / Tes cloches et ta marotte / Caressent fracassent et frottent / Est-ce un sceptre ou un bâton ? / Es-tu le fou ou le roi ? / Poches percées et fier menton / Ton pays n’a qu’une seule loi / Ici deviennent souverains / Ceux qui jouent du tambourin / Avec la bouche et les pieds ! / Mirliton : c’est un métier ! » (extrait de Vers des mirlitons, n.p.).
*Un livre de petit format, intitulé Vers des mirlitons (éditions Isola, 2024) était en vente après le spectacle. Il s’agit de poèmes, signés tantôt FC, tantôt AH, tous en heptasyllabes, écrits lors de la période de recherche entre juin et octobre 2023 et que les deux complices s’échangeaient via internet.
Production et diffusion nationale : Mandorle productions
Coproductions : MC 93, Festival d’automne à Paris, Charleroi Danse, centre chorégraphique Wallonie-Bruxelles, Maison de la Danse (Lyon), Festival NEXT, Theater Rotterdam, Triennale di Milano, KunstFestSpiele Herrenhausen Hannover, Bonlieu scène nationale d’Annecy.
Visuel : ©Martin Argyroglo