Avant tout, avant même de vous raconter quand et comment sont nés le voguing et ses différentes familles, il faut comprendre que les « houses » sont des lieux de protection, il faut les voir comme des refuges. La mission d’un refuge n’est pas d’être ouvert à ceux et celles qui ne font pas partie de la communauté. C’est un lieu où, pour être en sécurité, il faut rester ensemble. C’est pourquoi, si vous n’êtes pas un membre d’une maison, d’une famille, il est difficile, voire impossible, d’y entrer comme simple visiteur. Cela, nous n’en avions pas conscience à ce point avant de commencer nos recherches pour cette « immersion dans le voguing ».
Notre angle de départ était pourtant clair : comment la danse contemporaine s’empare-t-elle de l’écriture du voguing ? Pour répondre à cette question, nous avons dû revenir aux origines de ce mouvement et voir ses circulations jusqu’en France. Cela nous a amené à emprunter deux chemins parallèles qui se croisent peu : celui des houses et celui des institutions.
La première question à se poser est : quand commence l’histoire du voguing ? Ariane Temkine, chargée d’études et de recherches à l’INHA, nous explique : « Il est difficile de déterminer les débuts du mouvement. Il y a un problème d’archives. Comme dans toute culture dite parallèle, les sources sont rares. De façon générale, nous pouvons dater les débuts de la culture ball dans les années 1970. Nous sommes face à des structures définies comportant des houses. New York en est l’épicentre. Il serait faux de dire que tout vient de Harlem, c’est plus diffus. Effectivement, dans les années 1920, nous notons des traces et des prémices. »
Très vite viennent des noms. Le plus cité est celui de Crystal LaBeija, drag queen américaine qui a fondé The House of LaBeija en 1968. Elle est perçue comme celle qui a créé le système des houses dans la culture ball. Il faut ensuite attendre une dizaine d’années pour que l’histoire du voguing devienne plus populaire.
Si l’on regarde bien la façon dont le voguing est passé du privé au public, un nom revient en boucle, celui de Willi Ninja. C’est lui qui chorégraphie le clip de Madonna en 1990. Un an auparavant, il mène la danse pour la chanson Deep in Vogue de Malcolm McLaren. Et surtout, il est la star de Paris is burning sorti en 1991. Willy Ninja est mort de problèmes cardiaques liés au VIH en 2006. Il n’a jamais cessé de populariser le voguing, le sortant des « drag balls » qui se tenaient dans la communauté homosexuelle et noire des quartiers pauvres.
Ariane Temkine ajoute : « Le film Paris is burning montre une culture à son apogée, et en tant que sources, il est passionnant. Il a inspiré les séries qui ont suivies, The Breakdown, Pose, qui, elles, ont parlé de la culture ball avec des passerelles hip-hop et disco. »
Il y a donc un nœud historique précis qui se forme autour de 1990. Le voguing est à la croisée des chemins. Il continue à se danser en famille, mais vient se mêler aux dance floors classiques. Le combat de Willi Ninja était assumé, il disait : « Je veux aller au-delà de Paris is Burning, et emmener le voguing à Paris, capitale de la mode, pour lui mettre le feu. »
À partir de la fin du XXe siècle, les grandes familles se dessinent : le « old way » qui est un hommage direct aux mannequins photo, le « new way » qui se veut plus libre que son prédécesseur et le « vogue fem », le plus extravagant et le plus féminin. Ce dernier était au cœur des nuits parisiennes à la fin des années 2010, allant du Social Club à la « Flash Cocotte » où des ballrooms se sont instaurés grâce à de grands noms comme – nous y reviendrons – Lasseindra Ninja. La langue se stabilise, avec ses mots-clés : hands, catwalk, duckwalk, floor, spins/dips, et le plus important peut-être : attitude !
Une fois l’histoire racontée, il faut revenir à aujourd’hui et, encore une fois, partir des fondations. Nous avons donc tenté de comprendre comment fonctionnait une house.
« L’idée de communauté et de famille est une chose merveilleuse. » (Sakeema)
Sakeema est danseuse. Elle est la mère de la Kiki House of Bodega qui se trouve à Londres. Nous l’avons jointe par téléphone et, lors d’une conversation généreuse, bienveillante et ouverte, elle nous a raconté le chemin qui l’a menée jusqu’à sa maison, sa famille.
Elle l’a rejointe à l’invitation du père de cette house, Taboo. En soi, cela n’est pas si connu. En effet, une house peut avoir une ou deux mères, un père, ou deux, ou pas. C’est très libre. Elle nous raconte que sa danse ne se limite pas au voguing : « Je danse dans beaucoup d’endroits. »
Elle nous raconte avec beaucoup de simplicité et d’honnêteté qu’elle a accepté cette invitation à devenir Mother après une longue réflexion. Elle insiste sur le fait que « l’idée de communauté et de famille est une chose merveilleuse », qu’elle n’était pas « dans une urgence à rejoindre une maison ».
Elle s’est demandé si elle était « assez adulte pour guider des enfants ». Une fois la réponse trouvée, elle a donc accepté cette lourde charge et affirme : « Je suis une mère, c’est une grande responsabilité, mais je sais où mettre mon énergie, et comment prendre soin de mes enfants. Cela est très concret, comme dans une « vraie » famille. Il est question de logement, de soin… »
Cette house n’est pas fermée au dialogue, car sa volonté est de s’étendre et « d’accueillir d’autres enfants. »
Ailleurs en Europe, la chorégraphe allemande Rafaele Giovanola a, elle, avancé à petits pas pour approcher le monde des houses, cette fois en Suisse. Sa relation avec le voguing était, jusqu’en 2019, lointaine. Elle avait bien évidemment vu Paris is Burning mais n’avait jamais approché cette danse de façon « physique ». En 2019, à l’occasion d’un atelier pour adolescents à Berlin, elle expérimente un catwalk, ce lieu qui « permet aux participant.e.s de présenter et partager leurs identités ». Rafaele ajoute que c’est un « lieu où ils et elles peuvent être eux-même sans avoir peur ». Elle dit également : « J’avais vu des ateliers de voguing, mais pourquoi on s’installe dans une nouvelle maison, pourquoi on choisit une nouvelle maman, c’est autre chose. » Elle décide d’aller plus loin. Avec sa compagnie, Cocoon, elle propose régulièrement des « RUNthrough ». L’idée est simple : « aller à la rencontre de ». Cela a pu être un groupe de Hora à Zurich par exemple.
Elle raconte comment elle a pu entrer, en 2022, dans l’« Iconic Kiki House of Juicy Couture » de Genève : « Le voguing devient une mode, il faudrait, pour des questions de marketing, avoir des gens queer dans les spectacles, et les membres des houses ne sont pas comme ça. Par exemple, il est interdit de partager la vie de la house, on ne peut pas en trouver des images. Cette house s’exprime pour affirmer une voix, en aucun cas pour du showbiz. C’est sérieux. Il y a des règles dans les houses, par exemple, dans celle-ci tout le monde est « elle », et elles se battent pour leurs droits. En septembre, à Munster, un jeune homme trans de 25 ans est mort après avoir été agressé lors de la Marche des Fiertés, et cela se passe tout le temps. c’est insupportable ! On a pu rentrer dans cette house grâce à un intermédiaire au festival Antigel, c’est difficile d’entrer, et c’est normal, car elles sont, pour beaucoup, profondément blessées. Pour les plus jeunes, c’est différent, c’est moins dur, cela peut signifier que dans l’avenir cela sera plus facile. »
Le travail avec la house a duré une semaine, comme à chaque fois que Cocoon fait un RUNthrough.
« La compagnie est toujours en minorité. Le groupe que l’on rencontre doit être plus fort que nous. Le processus est toujours le même, on s’échange des tâches. Elles nous donnaient des tâches qu’elles utilisaient pour bouger, et nous, on leur en donnait d’autres issues de notre glossaire, de notre façon de faire pour leur montrer. Par exemple, « notre » marche et « leur » marche ne voulaient pas dire la même chose. À la fin de la semaine, il y a eu un show en public et un DJ. Cela a été présenté au festival Antigel. » Rafaele ajoute : « Le vogue, c’est être celles qu’elles veulent pour leur visibilité. Elles veulent se montrer quand elles le décident. Elles ne veulent pas que des danseurs et danseuses contemporains s’approprient leurs gestes. Elles veulent le contrôle de ce qui est partagé ou non, elles ne veulent pas être copiées. Et il faut le respecter. »
Même si les houses sont fermées par des portes souvent blindées, les mouvements circulent par capillarité. Et doucement, progressivement, nous avons réalisé que depuis quelques années, sur les scènes conventionnelles, se trouvaient des interactions entre les deux mondes, celui des houses, et celui des scènes.
Nous avons demandé au journaliste et auteur Philippe Noisette (Danse contemporaine, dernière ed. 2019) de nous éclairer sur le moment où le vogue est entré dans les écritures de chorégraphes présentés en France. Il nous dit : « Le voguing a commencé à intéresser les gens de la danse contemporaine, d’abord les Américains. Je me souviens de Queen of Marys qui est venu à Suresnes en 1994. » La pièce était de Doug Elkins et Willi Ninja, icône de Paris is Burning où il tenait le rôle-titre. Il cite également Karole Armitage et sa pièce Rave (2006) « créée pour le Ballet de Lorraine avec des influences très voguing. Puis on voit arriver le voguing plus récemment dans la danse française, car la culture ball est très reliée à la culture américaine, nous n’avions pas cela en France. »
Et justement, récemment nous retrouvons Lasseindra Ninja. En 2019, (LA)HORDE l’invite à écrire Mood, une pièce pour le Ballet national de Marseille. Et cela n’est pas un hasard. Sur le fond, déjà, le collectif a, dès son arrivée, voulu ouvrir la danse sur le fond et la forme. Le ballet sera plus inclusif, plus diversifié. Et cette invitation prend ses racines au début des années 2000. Arthur Harel nous raconte : « J’étais à l’école avec elle. Nous nous sommes rencontrés à l’institut de formation Rick Odums et, plus tard, nous avons suivi des cours au CND. Je l’ai vue arriver avec sa pratique de voguing dans une institution, et cela posait problème en matière de représentation et de fluidité de genre, ces questions ne se posaient pas encore. Il y a eu des tensions autour d’elle et de sa danse, c’est pourquoi très vite elle a développé sa house, House of Ninja, à Paris aux côtés de Nikki Mizrahi. »
Ce qui est passionnant avec le cas Lasseindra, c’est qu’elle n’a jamais choisi entre les mondes. Elle est danseuse de formation classique, contemporaine et jazz. Et également danseuse de vogue.
Quand (LA)HORDE se constitue, elle fréquente « les scènes ballroom ouvertes au grand public ». C’est important à souligner. Si les houses sont des espaces en non-mixité, il existe également des lieux ouverts. C’est par exemple ce qui a eu lieu au Palais de Tokyo en début de saison, lors du workshop de voguing au festival « Alliance des Corps », une carte blanche à Marinella Senatore.
Mood n’est pas un spectacle de voguing, même si l’univers ballroom s’y retrouve. (LA)HORDE a invité une chorégraphe, une danseuse en tant qu’artiste et non pas en tant que Mother.
En 2021, Frédéric Nauczyciel rassemble, dans Singulis et Simul, un casting de dingue autour de lui : Diva Ivy Balenciaga, Dale Blackheart, Blaise Cardon-Mienville, Matyouz Ladurée, Kory BlackSjuan, Marquis Revlon, Vinii Revlon, Riya Stacks et Alexandre Paulikevitch (danseur de Baladi), tous/toutes, dans des costumes bien extravagants, ont déroulé les fondamentaux du voguing cités plus haut, les iconiques hands, catwalk, duckwalk, floor, spins/dips, attitude. La pièce pourrait être un ball, mais ce n’est pas son objectif. Cela, c’est très voguing d’ailleurs. Est-ce que Frédéric Nauczyciel a cherché à faire du faux (un spectacle) avec du vrai (des danseurs/danseuses) ? Non, c’était une étude de style réjouissante sur la façon dont la musique baroque pouvait se frotter à l’écriture ball. Une tentative de faire se rencontrer les mondes et les époques.
En 2006, Judith Butler définit les danseuses de voguing dans Trouble dans le genre : « En tant qu’imitations déstabilisant en effet la signification de l’original, elles imitent le mythe même de l’originalité. » Et c’est sans aucun doute (M)imosa, sous titrée « Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M) » qui est la pièce « institutionnelle » la plus voguing qui soit, car elle ne fait que croiser, décroiser, tourner et retourner les sens. D’abord, le plateau est fou, il rassemble un quatuor hypra talentueux, pas encore très repéré à ce moment de l’histoire de la danse. Nous sommes en 2011, Cecilia Bengolea, Trajal Harrell, François Chaignaud et Marlene Monteiro Freitas, sont parfois seuls, parfois ensemble, et renversent tous les symboles : corps, voix, féminité, masculinité. François Chaignaud nous glisse : « Mimosa venait davantage poser des questions et se faire questionner par la rencontre avec cette culture (ndlr : le voguing et son histoire). » (M)imosa plus qu’aucune autre pièce, imite donc en déstabilisant notre regard. Et pour déstabiliser, il faut frapper fort.
Les quatre sont prêts/prêtes à tout pour être, pour faire. Elles/Ils sont le show dans un mix fait d’impros, de prises de risques sans filets, de moments de cabaret pur. On y croise des stars ce soir-là. Prince, Kate Bush… Tout New-York, tout Limoges et tout le Portugal est à Pantin, ramené sous les semelles des talons rouges englobés dans la combinaison beige totale de Cecilia Bengolea, qui la transforme, bestiole, en Sylphide blanche au tempo hip-hop crade. Il y a le désespoir des travelos. Marlene Monteiro Freitas ne s’y trompe pas en nous offrant un solo où elle s’enlaidit, joue les bêtes de scène et semble hurler : « Regardez-moi ! » Les descentes d’escaliers de François Chaignaud sont divines. Longue robe, fourrure, ongles faits et bijoux partout. Il y a ici des créatures et des apparitions, un concentré de liberté qui ne peut avoir lieu qu’entre ceux qui s’autorisent. (M)imosa est une seule entité, Mimosa Ferreira, drag queen aussi décadente qu’attachante, bien plus vraie avec que sans maquillage.
Les houses sont fermées et doivent le rester, ce sont des temples qui soignent leurs fidèles. Cela n’empêche pas le monde de s’ouvrir à d’autres identités, d’autres corporalités. Depuis que le concours RuPaul’s Drag Race existe, chaque saison, dans chaque pays où se déroule l’émission, il y a un ball, et à chaque lipsync, les filles dansent voguing, en dehors donc du cadre de la maison. Ainsi, et il faut l’accepter, comme chaque tendance, elle vient dévoyer l’origine. Cela marche avec tout. Prenez le punk, il ne suffit pas de mettre un collier à clous et de se teindre les cheveux en vert pour être « no future ». De même, ce n’est pas parce qu’un chorégraphe ou des drags apportent du voguing dans des boîtes de nuit que le lieu, le théâtre ou le club se transforment en house. Cela n’empêche pas les houses de rester des lieux de protection. La diffusion de cette danse d’opprimé.es permet de multiplier le regard sur les déclassés. Il nous semble donc qu’une cohabitation est possible, entre lieux fermés et entrée fracassante du vogueur, chanteur et performeur Kiddy Smile dans Drag Race France sur… France TV !
La danse, prise en tant qu’objet global, est une éponge. C’est le principe même d’un dance floor où un mouvement est plus contagieux qu’un rhume en hiver. Le fait que des gestes emblématiques du voguing se retrouvent portés par exemple par un corps de ballet est, nous l’avons vu, le fruit de nombreuses ramifications. Ce qui apparaît au bout du compte, c’est qu’il faut voir le voguing comme une philosophie, plus qu’une tendance.
Nous pouvons clore cette enquête avec les mots de la chercheuse Anne Tempkine : « Le voguing est un champ de la danse qui n’a pas été transmis, cela est un beau sujet pour les universitaires. » À bon entendeurs, et bonnes entendeuses… !
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Visuel © Catherine McGann.