Le Théâtre de la Ville présente ce qui constitue l’une des dernières œuvres de Pina Bausch dans lequel on retrouvera des interprètes partageant la scène à sa création, en 2009. Quinze ans plus tard, la magie opère toujours et mieux encore
Peut-être peut-on commencer par une considération générale, cette intuition que l’on vole à Jacques Derrida lorsqu’il dit que la mémoire est toujours plus vaste que nos souvenirs, ce que l’on a vécu et ressenti en son temps, tout ce que ce temps nous fait dire de tristesse et aussi peut-être d’aveuglement, que Pina sans Pina ce n’est pas du Pina. Permettons-nous de reconsidérer les choses alors que le rideau se lève sur ce « Sweet mambo ».
Tout de suite, quelque chose nous « touche » ; comme chaque « action-contact » chez Pina provoque immédiatement une « ré-action- renversement », un principe de mouvement à l’intersection des corps (fill/pour/overflow… un maître de ballet retors pourrait se contenter de ces trois verbes pendant les répétitions). Eh oui, cette mouture made in 2024, hors du regard de Pina et sous les auspices de Boris Charmatz qui dirige aujourd’hui le Tanztheater Wuppertal, est saisissant d’intensité mémorielle. De ces « numéros » qui se succèdent et dont on connaît déjà (presque) tout, les interprètes (Julie Shanahan particulièrement inspirée) les subliment, les transforment encore … pour en extraire des facettes insoupçonnées et pourtant évidentes (on dira « manifestes »).
Menée tambour battant, la première partie secoue le dispositif scénique en laissant apparaître la structure générique du théâtre bauschien. Il y a d’abord cet arrière-plan mental qui nous immerge dans le drama classique dont les rouages semblent vouloir accompagner cette émotivité/expressivité cette fois nourrie chez Martha Graham et qui s’impose magnifiquement ou plutôt oui encore, « manifestement » (on est frappé par la « présence » des danseurs que même leur simili-immobilité nourrit). Tout cela pour entrer dans le cœur du Tanztheater. Au cas où quelqu’un n’aurait pas encore saisi en quoi consiste le théâtre dansé, ce « Sweet mambo » en livre une docte illustration : mix de danse et de performance déclaratives, théâtre du cri, d’enchaînements musicaux qui cadencent et même verrouillent la dramaturgie, entre action et pensivité (fill/pour/overflow … and again ! ). Et, enfin des images projetées en gros plan-arrière qui soulignent le sens, en donnent une profondeur inattendue.
Les moments les plus intenses, à notre goût, sont accompagnés de ce « Renard bleu », le film de Viktor Tourjansky (1938) qui capte toute la profondeur de ce féminin hypervivant et en même temps socialement « surconstruit » : derrière les sourires, le drame intime des émotions et derrière sa rivière transgressive, le pas-à-pas dans l’immensité, l’infini du possible, mais aussi l’infini du néant. C’est sans doute ce qui touche le plus ici, l’affirmation de soi, du désir même si en réalité, c’est plus compliqué, l’action des hommes retenant les femmes (la chorégraphie martelant la contrainte) se répétant bêtement, ancestralement, « manifestement » … sauf que le pire est à venir ; une fois libérée (disons plutôt détachée), qu’en est-il de cette « performance » ? Qu’est-ce qui vient après sinon la peur d’être oublié, la peur que plus personne ne se souvienne de notre nom ?
Expliquons-nous : ici, la gente masculine se réduit souvent à sa fonction de contrainte, elle « bloque », elle empêche ce qui évidemment peut vite devenir criminel, mais elle provoque d’abord l’étonnement. Ainsi, chaque fois qu’un homme « arrête » une femme, celle-ci semble ne pas comprendre … WTF, semblent-elles dire toute avant de douter de ce que le gain d’émancipation peut réellement apporter de bonheur dans le jeu un peu pervers un peu facétieux de cette hétérosexualité « à l’ancienne » ici mise en scène. Et c’est toute la surprise de ce Sweet « Mambo » que de réinterroger en version pré-Meetoo la radicalité du désir. À force, et après tous les bouleversements depuis 2008/2009 – peut-être avions-nous oublié à quel point tout cela était « compliqué ». Toute la pièce tourne autour de « ça « et c’est finalement assez impressionnant que de « retourner » dans ce féminisme des années 1980/1990 sans pour autant perdre la tension d’aujourd’hui qui cette fois est explicite pour tous; un peu moins dans la seconde partie, brisée dans son élan par un entracte incompréhensible et malvenue. Mais bref, c’est ce chassée croisée entre deux âges qui importe et c’est l’une des raisons pour laquelle il faut allez voir cette pièce politique remplie d’une magie qui – nous semble-t-il – a tendance à être tenue hors-champs ces derniers temps.
Visuel :Nazareth Panadero et Aïda Vainieri, ©Krauskopf