Blanca Li s’approprie avec sensualité le célèbre opéra baroque Didon et Énée de Purcell. Présentée en co-production avec Chaillot — Théâtre national de la Danse, sur la scène de l’Espace Chapiteaux à La Villette dont elle a été nommée la présidente il y a six mois, sa création pour dix danseur·euse·s est d’une épatante beauté scénique, mais peine à susciter l’émotion.
C’est avec malicieux clin d’œil au style baroque de l’opéra que Blanca Li introduit l’univers de Didon et Énée. Les dix danseurs présents sur scène miment les différents instruments de l’orchestre. Leurs gestes sont gracieux et un brin pompeux, ils jouent avec les codes de la musique. Les bases sont posées : c’est la danse qui donne le ton.
En effet, la chorégraphie qu’a souhaitée Blanca Li n’est pas une simple illustration de l’opéra de Purcell. À l’époque de sa création (1689), le librettiste Nahum Tate avait beaucoup épuré le récit pour se concentrer sur sa puissance évocatrice. La chorégraphe poursuit aujourd’hui ce travail en se concentrant sur les non-dits, sur ce que le corps peut exprimer lorsque les émotions échappent aux mots. Et le défi est plutôt réussi. Les dix danseurs incarnent magnifiquement la complexité des états que traversent les protagonistes de l’opéra.
La version ballet de Didon et Énée est comme une démultiplication des personnages. Il n’y a pas une Didon, ni un Énée : ceux-ci sont représentés par différents danseurs qui incarnent chacun un aspect de leurs émotions. Cette impression est particulièrement frappante dans les scènes où trois duos représentent chacun à leur manière la relation entre Didon et Énée, d’un érotisme brûlant à des envolées aériennes et lyriques. Les solos sont rarement des seuls-en-scène : le reste des danseurs reprend les mouvements ou offre un contraste, comme un choryphée face au chœur (à qui l’opéra fait la part belle).
Comme dans la musique de Purcell, différents tableaux se succèdent. Lors de la magistrale scène d’introduction, la fête est au rendez-vous. Blanca Li glisse des réminiscences de pas de danse baroque, reprend des mouvements hip hop ou voguing, et s’en donne à cœur joie dans la pantomime des instruments. De cette hybridation des styles, elle crée un univers vibrant et intemporel.
Dans cette atmosphère, Didon et Énée se séduisent l’un l’autre et la tension sensuelle est palpable. La chorégraphie offre un regard épuré sur l’attirance qu’ils éprouvent. Ils semblent se rencontrer pour la première fois sur cette scène qui revisite un mythe. Pas de symbolisme, mais des gestes poussés jusqu’à la jouissance des deux corps, avec laquelle résonnent les soupirs des danseurs.
Rien ne figure sur scène, si ce n’est un large écran en toile de fond, simple couleur ou motifs abstraits. Les danseurs ont tôt fait de verser des seaux d’eau sur le sol, dont la pertinence scénique n’est pas immédiatement évidente, mais qui offre de très beaux glissés à la chorégraphie. On se rappelle l’univers maritime de l’opéra. Cependant, lorsque augmente l’intensité dramatique, l’émergence des corps rampants et glissants, depuis coulisses jusqu’au centre de l’espace scénique, donne un aspect viscéral à la chorégraphie.
La succession de tableaux est une montée en puissance du pathétisme. De belles idées émergent : la magnifique danse des sorcières brouille les pistes entre féminin et masculin, mais Blanca Li ne va pas plus loin dans la déconstruction des rôles. De même, l’extinction des lumières devant un écran orange et la touche orientalisante des mouvements, notamment dans les mains, n’apporte pas grand-chose d’autre qu’une jolie scène.
Blanca Li prend un plaisir contagieux à revisiter la musique de Purcell, mais peine parfois à donner de la profondeur aux émotions exprimées. Le drame de l’acte III, Didon abandonnée par Énée et la dispute qui en résulte, donne lieu à des solos très plats. En effet, la chorégraphie tombe dans un mimétisme trop théâtral, et perd la subtilité des tryptiques qui représentaient le couple.
Le suicide de Didon est, lui aussi, trop théâtral, mais le fait qu’elle demeure immobile et debout sur scène permet un adieu poétique d’Énée qui essaye de la rejoindre, mais ne peut plus la voir (le danseur ne la regarde pas). Le groupe de danseurs en fond le ramène en quelque sorte au destin qu’il a choisi.
Blanca Li, peinant à aller au bout de son projet pour Didon et Énée, manque l’aspect proprement tragique de l’opéra. Néanmoins, elle apporte une belle complexité à l’expression des émotions et crée de magnifiques tableaux au fil d’une chorégraphie qui impressionne par son niveau technique et son hybridité.
Vu le 29 octobre 2024 à l’Espace Chapiteaux de La Villette
Mise en scène et chorégraphie Blanca Li assistée de Déborah Torres Garguilo et Glyslein Lefeve
Scénographie Blanca Li avec la participation de Pierre Attrait assistés de Nina Coulais
Avec Alizée Duvernois, Victor Virnot, Julien Marie-Anne, Meggie Isabet, Maeva Lassere, Coline Fayolle, Gaël Rougegrez, Martina Consoli, Gaetan Vermeulen, Quentin Picot
Visuels : © Dan Aucante