Non, il ne s’agit pas ici d’un spectacle d’hologrammes d’Angus Young ou d’une nouvelle version de Highway to Hell, mais d’un duo atypique intitulé AC/DC – Duo pour Jules et Stéphane. Le 16 janvier dernier au TU-théâtre universitaire de Nantes, dans la salle de répétition, ce fut le coup d’envoi du festival de danse Trajectoires, mais surtout, on y vit la rencontre de deux physicalités distinctes et de deux façons d’habiter le monde.
Un espace de jeu brut sans rideaux, sans décor, comportant juste quelques accessoires, tous visibles. Deux hommes entrent en scène : l’un est un jeune homme en sweat bleu, l’autre est plus âgé, en sweat orange. Ils se présentent : « Moi je m’appelle Jules, dit le premier, et j’aime le cinéma ». « Moi, je m’appelle Stéphane et j’aime la pêche », annonce le deuxième. Jules entreprend alors de poser un vieux pick-up sur deux tabourets et d’y mettre un disque. Il met en marche le bras de lecture et, introduite par des sons de cloches, une musique rock se fait entendre : c’est le morceau Hell’s Bells. Exhibant le T-shirt qu’il porte, il montre le motif ornant sa poitrine : AC/DC. On comprend vite que Jules est un fan de ce groupe australien de hard-rock.
Pendant ce temps, Stéphane a été chercher une canne à pêche et l’assemble, à l’aide d’une ficelle verte. Jules retire ensuite son T-shirt et on découvre qu’il en porte un autre dessous, également décoré d’un motif AC/DC, mais différent. Ses bras de mettent à bouger et il fait un playback sur la musique puissante du groupe. Même manège pour un troisième T-shirt. Au quatrième, l’effet d’accumulation est porteur d’humour, car c’est sur son dos cette fois qu’apparaît un autre logo du groupe. Il fait alors un paquet des vêtements retirés et rejoint dans l’espace Stéphane pour lui confier en tas au cours d’une étreinte, cachant dans le tissu le visage de son partenaire. On comprend qu’une relation singulière existe entre les deux hommes.
Une musique électronique va accompagner le duo, jouée depuis la coulisse par le compositeur Arthur Chevillon.
Changeant de registre, Jules annonce : « C’est un film d’horreur ! », se décale côté cour et démarre un monologue suivi d’un solo dansé violent et rageur. Stéphane s’est laissé couler vers le sol et Jules le rejoint. Les deux danseurs s’assoient dos à dos, leur duo s’agite, les cris montent, puis soudain tout se tait. Jules lance alors des titres de films : Apocalypse Now, Star Wars, Retour vers le futur… ce qui donne lieu à un réjouissant battle vocal, Stéphane lui répondant pas d’autres titres comme Le Corniaud ! Jules se calme et vient aider Stéphane à monter deux triangles dressés, un « tipi » stabilisé par un long cordon.
Chacun se saisit alors d’une canne et se lance dans un solo empruntant aux arts martiaux. D’autres aménagements de l’espace ont lieu, utilisant cordes et cannes ainsi que pains de fonte pour lester des tabourets. Un moment de solos est suivi d’un duo à quatre pattes où les deux hommes sont en contact, puis jouent à une sorte de mikado, pour manipuler ensuite les tabourets, fermant parfois les yeux. Stéphane porte Jules et d’autres agencements de tabourets permettent des moments étonnants, les deux danseurs s’imbriquant. Jules se lance dans un solo athlétique à nouveau sur la musique d’AC/DC mais pour reprendre un duo avec Stéphane qui se termine au sol, où ils s’empilent l’un sur l’autre.
Jules se rassied : « Danser, c’est parfaitement normal », annonce-t-il, parlant de lui même mais rectifiant : « Les garçons, ça fait du foot, du catch… » tandis que Stéphane s’engage dans un solo calme, projetant son regard et articulant son geste avec délicatesse. Jules vient s’imbriquer et on est touché par cette intimité. Les couleurs de leurs vêtements dansent tandis qu’ils bougent à l’unisson. Une diagonale est construite, soulignée par une canne verticale et un long filin formant triangle, le long duquel se positionnent les deux danseurs. Jules donne des ordres à Stéphane, le sommant d’exprimer joie, tristesse, colère : ‘Ta danse, elle est bleue » dit-il en cherchant à nouveau une étreinte. On voit alors s’accuser leur différence d’âge et de corpulence. La nappe sonore se fait plus lointaine, une sensualité émerge, les rôles changent. Jules a quitté la violence, son visage exprime l’enthousiasme. Stéphane pondère cette énergie : on l’a vue jaillir, brute, on la voit changée et on constate que son partenaire a été comme transfiguré par la danse.
AC/DC, présenté ici sous la thématique « Identités en mouvement » du festival, résulte d’une belle rencontre, celle d’un jeune adulte autiste fréquentant un IME (institut médico-éducatif) en Hauts-de-France, Jules Lebel, et d’un danseur professionnel, Stéphane Imbert. Ce dernier est actif au sein de la compagnie Lucane, basée en Bretagne près de Quimper, anciennement nantaise. C’est sa partenaire sur scène et dans la vie, Aëla Labbé, qui cosigne la chorégraphie. En juin 2022 a eu lieu une autre rencontre, celle de Lucane avec une deuxième équipe, à savoir la compagnie francilienne Pasarela, codirigée avec deux autres artistes par Agathe Pfauwadel, danseuse et chorégraphe et également psychomotricienne. Cette dernière a initié depuis plusieurs années un travail d’accompagnement de jeunes handicapés dans de nombreux établissements spécialisés. C’est dans celui de Château-Thierry (02) qu’a pu naître ce projet, grâce à la proximité du CDCN (centre de développement chorégraphique national) L’Échangeur avec lequel les deux compagnies ont travaillé. Un groupe danse a été créé dans l’IME au sein duquel Jules Lebel a vite montré son talent et son intérêt pour la danse. Stéphane Imbert, un ancien de chez Odile Duboc et danseur dans diverses compagnies nantaises ou angevines, s’est frotté depuis longtemps à la danse en milieu scolaire et la compagnie est familière de projets en lien avec divers publics.
En 2022, dans son projet à géométrie variable Un solo à transmettre, Stéphane avait expérimenté un travail similaire en partageant déjà le plateau avec un danseur porteur de handicap mental, choisissant une musique rock de Lou Reed. Aëla, quant à elle, danseuse, chorégraphe et également photographe, a rencontré Jules lors d’une résidence du groupe danse de l’IME au CDCN. Elle l’a vu venir chaque jour avec un T-shirt AC/DC différent, a été touchée et a imaginé ce duo avec Stéphane. L’idée fut aussi de sortir Jules du milieu du soin pour lui faire découvrir le plateau, car malgré son parcours perturbé, il était prêt : « AC, c’est le courant alternatif qui correspond à l’énergie saccadée et éruptive de Jules ; DC c’est l’énergie continue, plus fluide, celle de Stéphane ».
Jules a appris à danser avec son père qui le sortait souvent au spectacle. Il a aussi vu et apprécié le film Billy Elliot (2000), montrant un enfant de onze ans, issu de la classe ouvrière et vivant dans le nord de l’Angleterre dans un village minier. Billy découvre la danse et, après beaucoup d’obstacles, en fera son métier. Mais le personnage meurtrier de la série de films Halloween, Michael Myers, a également beaucoup impressionné Jules. Il a gagné en autonomie et va bientôt vivre en foyer, quittant le domicile parental.
Pendant la tournée « Grand Ouest » (Pays de la Loire et Bretagne, 7 dates), âgé aujourd’hui de 20 ans, Jules a compris ce nouveau rythme et, les jours de relâche, vit chez Aëla et Stéphane dans le Finistère. « Jules nous réveille au monde » affirme Stéphane. C’est une rencontre d’humanités qui a lieu ici ; la danse est vecteur de transformation et de vivre ensemble ». Citant Jules, Aëla signale qu’avant d’entrer en scène, il avoue « avoir des papillons dans le ventre » mais, une fois engagé dans le duo, « sa colère habituelle disparaît aussitôt ». Elle indique aussi que pendant toute son enfance et adolescence, jamais Jules n’a étreint ses parents ou pris quelqu’un dans ses bras. La danse le lui permet aujourd’hui.
Le projet, ambitieux, a bénéficié du métier indéniable d’Agathe Pfauwadel dans le monde du soin et de ses contacts, notamment avec la fondation de France. Il a reçu un soutien de la DRAC Ile-de-France (aide au projet), ce qui a rendu possible une visibilité au festival d’Avignon 2024 (5 représentations, dans le cadre de la programmation du Théâtre Louis Aragon – Tremblay-en-France, 93- à la Belle Scène Saint-Denis, en plein air). La compagnie Pasarela est basée à Paris et a reçu de la conférence nationale du handicap 2018-20 le label « Tous concernés, tous mobilisés ».
L’idée, munie de quelques accessoires simples, était pour Aëla de chercher une poétique pour « nous emmener ailleurs ». La scénographie, ajoute-t-elle, « se construit à deux, elle est faite de tensions, de poids et de contrepoids, elle est fragile ». Jules en a été lui-même étonné, affirmant: « J’ai un autre métier : je construis l’espace ». Une liberté est recherchée mais la structure du duo est là et si des moments d’improvisation sont possibles, c’est toujours dans le cadre de consignes claires. Il s’agit, en rejouant/redansant, de « redécouvrir, de rester vivant, de se surprendre » et le musicien qui contrôle en temps réel dans l’ombre son synthétiseur et son ordinateur, sait qu’il faut ne « jamais être figé ».
La compagnie Lucane a un autre projet, car, dit Aëla, « Jules est inspirant et produit une danse qui ne se regarde pas danser ». Ce sera un quatuor (Jules, Stéphane, Aëla et un batteur) et le titre envisagé pour cette pièce « poétique et joyeuse » est : Les fous aux pieds bleus, inspiré par les fous de Bassan, oiseaux marins. Gageons qu’avec ces états de corps décalés et émouvants, elle sera aussi passionnante, convaincante, surprenante et réussie qu’AC/DC. Jules ne dit-il pas de la danse de Stéphane : « Ta danse est bleue comme un chewing-gum brûlé » ?
Y a-t-il un avenir pour Jules ? La compagnie Lucane a contacté à Morlaix (29) une compagnie professionnelle d’acteurs porteurs de handicaps, le théâtre de l’Entresort. Active depuis 1994, celle-ci est devenue en 2021 le CNCA (centre national de création adaptée). Mais il s’agit là de comédiens. Pourrait-on imaginer une démarche similaire centrée sur la danse ?
Aëla Labbé a documenté la création tout au long des résidences (au CDCN L’Echangeur, au CCN Viadanse à Belfort, au TU-Théâtre universitaire à Nantes), ce qui donne lieu à une exposition de ses photographies, Jules et Stéphane, visible actuellement dans le hall du Triangle, cité de la Danse à Rennes, jusqu’au 11 juillet.
Il existe deux versions d’AC/DC : la longue (50 minutes) pour tous publics, et la courte (30 minutes) pour jeune public et IME. La pièce a été créée le 27 septembre dernier dans un lycée de Château-Thierry et a été reprise le 22/01 à Rennes au Triangle (où la compagnie Lucane est en compagnonnage) dans le cadre du festival Waterproof.
Le soir de la représentation au TU, chaque spectateur trouvait sur son siège une feuille A4 sur laquelle on pouvait lire : « Et si la culture et le TU n’étaient pas subventionnés par des financements publics ? Vous auriez dû payer votre place 78,94€ pour le spectacle AC/DC. Continuons de défendre ensemble le service public de l’art et de la culture pour garantir l’accès au plus grand nombre et la diversité de la création artistique. » Il s’agit là d’une réaction aux coupes budgétaires brutales de la Région Pays de la Loire dont la présidente Christelle Morançais, a fait voter le 20 décembre dernier, l’adoption d’un budget prévoyant 80 millions d’économies (l’Etat en demandait la moitié) et supprimant de fait quasiment toutes les aides à la culture (équipes artistiques, festivals et lieux), au sport et au missions locales.
Prochaine date : Vanves (92) le 27 mars, festival Ardanthé
Chorégraphie : Aëla Labbé et Agathe Pfauwadel
Danse : Stpéhane Imbert et Jules Lebal
Musique live : Arthur Chevillard
Coproduction : L’Echangeur-CDCN de Château-Thierry, le Triangle-cité de la danse de Rennes SCIN), APEI des 2 Vallées
Visuel : © Mathilde Guiho