À l’occasion de l’ouverture du Festival Suresnes Cités Danse, édition 2025, les frères Ben Aïm, Christian et François, artistes associés, se joignent de nouveau au Théâtre Jean Vilar. Après « FACETIES », il y a quatre ans, leur nouvelle proposition ouvre l’événement du 10 au 12 janvier 2025. Une tournée suivra. Tendre colère réunit dix interprètes qui questionnent l’instinct, l’individu vs le groupe. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, une seule chose : le mouvement. Que se passe-t-il lorsque celles et ceux qui l’exécutent se désynchronisent, puis s’oublient.
« Il s’agit cette fois d’aller plus loin (depuis FACETIES) dans ce désamorçage de la volonté, pour laisser jaillir des états de corps “purs“ (…) L’abandon et l’emportement seront les deux voies de cette exploration. Nous voulons voir ce que crée au plateau un état s’approchant au maximum de la non-volonté – voire d’une forme de non-conscience ». C’est ainsi que les frères mettent en mots, sans chercher à rigidifier par la définition pure, le concept du « Hors de soi ». Ne pas rigidifier, car il s’agit bien là d’une exploration, d’une proposition par le mouvement – consenti, répété, individuel ou collectif – de repérer des récurrences, des imminences et des abandons… De cette permissivité, un creuset chorégraphique émerge. De l’espace dédié, des corps balbutiants depuis l’absurde, le bestial, en passant par des déambulations solitaires et des moments de communion à dix, une narration visuelle et existentielle oscille sous nos yeux, s’exprime en gestes, sans imprimer de marque. « Tendre colère » ne se laisse pas saisir, au contraire, il s’agit d’être insaisissable, il s’agit – d’être – de moins.
Sur la scène minimaliste, il y a chez les dix interprètes, un ressort, un seul : l’instinct qui malmène, qui fait peiner chacune, chacun, à se départir de ses coutumes, de ses masques sociaux. Se délester de l’individualité et de l’illusion d’un monde qui peut continuer de tourner comme il le fait chaque jour si – nous (humains) – ne changeons pas nos manières de l’habiter, de nous y incarner. Nous sommes une espèce retorse et bouffie d’orgueil, place alors à la désincarnation, au démantèlement non dogmatique de nos principes qui ne font plus société. Au commencement de la fin, il y a une : tendre colère.
L’abandon tour à tour contrarié et embrassé par les danseurs s’exprime par d’étranges déboussolements. Ils errent sur le plateau dans des solos et des duos qui semblent être des improvisations. Nourris du parcours pluridisciplinaire et de trente ans de créations à huit membres, à deux têtes, les frères Ben Aïm guident ici les tâtonnements et les portés majestueux d’un hasard qu’ils savent parfaitement manier. Esseulés depuis la fin des temps, chaque interprète vacille en pas et en déplacements, à chaque effondrement au sol, il est relevé, il est porté par un, par deux autres déplacés de cette terre aride sculptée par le brillant travail de lumière qui façonne l’espace sans le délimiter complètement. Au fur et à mesure, les hoquets, les redondances gestuelles couplées à la spontanéité se muent en impulsions, décisives pour la survie. Tous les codes de la danse contemporaine sont justement dosés, tant dans les propositions individuelles que dans les déplacements de groupe qui émergent, puis s’éclatent pour mieux se renforcer en une murmuration, telle celle des oiseaux. La coexistence n’est pas de mise, l’individualité stylistique de chaque interprète ne vise ici qu’à s’émanciper d’elle-même pour mieux faire corps à l’entité soutenante et animale qui s’érige sous nos yeux.
Tendre colère, oxymore accomplie par les perditions erratiques et les consolations du groupe. Quand on ne peut plus s’en remettre à rien ni personne, pourquoi ne pas décider en inconscience de se laisser porter. Sans aller jusqu’à l’annihilation des individus, ici danseurs, mais aussi comédiens, alternant mimiques et expressions tragicomiques. Les drames intimes se délitent au profit d’une impulsion vitale, portée par une physicalité de la persistance, par et pour le groupe. Les compositions musicales de Patrick De Oliveira pulsent à l’unisson de la conception lumière de Laurent Patissier qui jalonnent, par de franches incursions monochromes, la progression vers un abandon d’ensemble des danseurs. À noter aussi le travail des costumes distingué du créateur Mossi Traoré, aussi très justement dosé, évocateurs dans les détails – jamais éclipsant – véritablement au service des interprètes, de leur aisance.
Constat clinique, rappelé – donnée communément réitérée dans les manifestes de sciences – comme une injonction simple à appliquer. Ici, point de scansion agaçante, la proposition corporelle chorégraphiée des frères et de l’ensemble des artistes, est laissée à portée de ressenti. Tendre, n’est pas seulement synonyme de « douceur », « tendre », c’est aussi, délibérément, viser un objectif, une valeur et concrétiser les actions dans la matière, qui nous permettent de l’atteindre, tout du moins nous en rapprocher. Les vertus de la colère, elles, ne sont plus à prouver et s’il le fallait encore, allez donc voir ce qu’une colère, tendre, peut insuffler.
Dates de représentations de « Tendre colère », ci-dessous, en tournée après le Festival Suresnes Cités Danse :
https://cfbenaim.com/2025-vibrer-creer-danser-ensemble/
distribution : https://cfbenaim.com/portfolio-spectacles/tendre-colere/
Programmation du Théâtre Jean Vilar de Suresnes :
https://www.theatre-suresnes.fr/saison/
Visuels : © Patrick Berger