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« Organicitées » – les corps âgés de Marion Blondeau à Nantes : un terrain de résistance

par Marc Lawton
24.11.2024

En choisissant d’utiliser pour le titre de sa pièce le terme « Organicitées », la chorégraphe Marion Blondeau convoque le corps et la vie. En y rajoutant un e qui féminise le terme (même s’il est déjà du genre féminin), elle attire l’attention sur ce qui va être au centre de sa pièce, le corps féminin. Mais pas n’importe quel corps de femme, car elle entreprend de mettre en lumière, empruntant la formule à Anne Ségalou dans le dossier de presse :  « ce que nos sociétés occidentales, capitalistes, patriarcales et validistes invisibilisent, soit les corps vieillissants »

Organicité : relatif aux organes du corps, à leur activité, à leur fonctionnement, à leur vie ; qualité d’être biologique ; action engendrée par un ou plusieurs organes.

Ces corps âgés seront ceux des trois interprètes de la pièce, choisies par recommandation ou audition après divers temps de recherche (en 2022-23), la chorégraphe retenant les parcours professionnels de trois danseuses singulières. Celles-ci, âgées de 60 à 70 ans au démarrage des résidences de création (de décembre 2023 à novembre 2024) sont, dans l’ordre d’apparition en scène : Marie de Corte, Anne Martin et Coralie Lordier. Ces étapes ont eu lieu dans diverses villes de France : Marseille (où est basée la chorégraphe), St Martin de Crau, Nantes, Aix-en-Provence, Roubaix et Belfort.

 

SCÉNOGRAPHIE MOELLEUSE

Ce qui frappe d’emblée et qui servira d’écrin à la pièce est sa scénographie forte et les objets qui la composent. Ils sont signés Eliane Lorthois, ancienne étudiante de l’ESAA Duperré très sensible au sens kinesthésique : sur un tapis blanc rectangulaire aux bords arrondis, recouvrant la scène, sont disposés d’étranges masses. Ce sont des piles de ce qui ressemble à des coussins de part et d’autre de l’avant-scène, de couleur beige/chair et un muret dans le fond, constitué de couches de matière molle de même couleur, correspondant bien à ce que Lorthois nomme des « circonvolutions moelleuses » (dans le dossier sur la pièce que nous avons pu consulter). D’autres formes organiques seront déposées en fin de pièce, composant un paysage onirique rappelant un peu les tableaux du  surréaliste Yves Tanguy ou les formes de Jean Arp, mais sans compromettre la dimension ouverte du plateau vers les coulisses. 

La confection de cet environnement particulier a occupé une équipe de sept personnes. En contraste, des éléments de couleurs vives égailleront ce cadre, costumant les trois protagonistes au fur et à mesure de leurs entrées : robe verte gazon et bleu électrique, ensemble justaucorps et pantalon rouge et violet, T-shirt jaune paille et short gris, le tout signé Yolène Guais. Ces femmes ainsi vêtues manipuleront divers objets comme ces cordes déployées au sol puis rembobinées, un tuyau transparent, un faux crâne multicolore, des tissus (dont un miroitant) et des lampes de poche accrochées à leurs poignets… Les rencontres entre interprètes s’assimilent à des rituels, tantôt sur un mode de relation simple et complice (par exemple en s’asseyant au sol imbriquées les unes à la suite des autres à la queue leu leu), tantôt renfermant un sens plus énigmatique à l’instar de ce moment où elles collent des bandelettes dorées sur leurs visages et leurs bras comme autant de précieuses peintures cérémoniales … 

Une sphère lumineuse évoquant une lune semi-ouverte à l’intérieur doré descendra des cintres, illuminant le plateau qui reflètera des ombres violettes ou bleues et sera inondé de rouge grâce aux lumières de Magda Kachouche et Aliénor Lebert. Le crâne, après avoir été un accessoire pour d’étranges photos posées (on rira de l’humour noir créé quand il viendra orner brièvement un sexe), tombera au sol et éclatera en mille morceaux. Marion Blondeau revendique ce décor : « Du point de vue scénographique, je souhaite travailler la notion d’habitat dans le prolongement du travail du corps, de l’espace jusqu’à un déploiement esthétique incarné par la manipulation d’objets, de sources lumineuses au plateau et de modules scénographiques ».

NATURES MORTES ET ÉTATS DE CORPS

On verra ces corps se mesurer, s’empiler, mettre en valeur diverses parties (seins, sexe), se couvrir de tissu et même se dénuder dans la pénombre pour l’une d’entre elles dans la dernière partie. Elles esquisseront une danse folklorique en formant une chaine, comme dans une parade un peu désuète. Le crâne se brisant initie une séquence techno où musique et lumière stroboscopique viennent opérer une rupture bienvenue et assourdissante suivie d’un moment où les trois complices repoussent du pied les débris tout en mimant une conversation au téléphone pour ensuite se passer les morceaux. On peut lire ce crâne comme une déclinaison contemporaine et humoristique des vanités, ces natures mortes comportant un crâne et évoquant en peinture le caractère éphémère de la vie et la fragilité des choses matérielles. Rajoutées ici à l’âge évident des interprètes, la vieillesse et la mort prochaine s’invitent en filigrane sur le plateau mais évitent toute morbidité.

Cet univers plastique « ciselé » permet, selon la chorégraphe, de « déployer des états de corps » et de « travailler les conditions sensibles et artistiques de la mise en relation de ces différents parcours, histoire des corps et de la danse, classes sociales qui traversent les corps des interprètes ». Mais le propos est aussi politique, puisque « la pratique collective permet une passation de rapports au corps possiblement enfouis, surprenants, voire tabous entre femmes ». Un texte de Sylvia Federici, extrait de Par-delà les frontières du corps (2020) approfondit dans le dossier cette démarche, parlant du corps comme « terrain de résistance ».

Marion Blondeau, artiste associée au CCN de Nantes (CCNN) de 2022 à 2024, formée en Tunisie et au Sénégal, avait présenté en 2021 un solo remarqué, Lilith (revu au festival Trajectoires en janvier dernier), où elle amorçait un « travail de la chair », questionnait le corps féminin et explorait le ressenti organique du corps. Interprète remarquée de Phia Ménard (compagnie Non Nova), elle précisait le 17 octobre dernier, lors d’une rencontre au CCNN animée par deux universitaires, que son travail était irrigué par la fascia-pulsologie* et que les éléments de ses scénographies cherchaient à montrer l’intérieur des organes du corps. Dans le débat qui suivit la création au Lieu unique le 12 novembre, ces liens furent soulignés à nouveau : l’une des interprètes d’Organicitées, Coralie Lordier, est fascia-pulsologue et la scénographe E.Lorthois également. Toutes trois ont suivi l’enseignement en Belgique de Florence Legendre.

Le public assiste donc à une succession de tableaux assez linéaire (sauf pour la rupture mentionnée) similaire à ce qui pourrait s’apparenter à une chambre d’enfant (cette référence a été donnée par la chorégraphe lors du débat ; elle a aussi parlé de « faire quelque chose à partir de rien ») et finit par voir se remplir l’espace central par d’autres formes disposées au sol. Celles-ci ont été prises parmi les amas à l’avant-scène pour fournir d’autres présences « moelleuses ». L’image finale est créée par les présences lumineuses des trois danseuses : elles convergent vers le muret du fond, visibles surtout grâce à leurs lampes de poche qui finissent par se confondre. 

Le monde sonore qui soutient cette heure de rêve éveillé, est réussi. Il est signé Annaëlle Marsollier, qui mêle pulsations répétitives, flux de nappes sonores ou claquements de langue alternant avec des plages de silence.

APPRENDRE DES CORPS AGÉS FÉMININS

Si l’on voit peu danser ces trois interprètes, leurs présences seules, très différentes les unes des autres (C.Lordier a la particularité d’être chauve) et les relations qu’elles tissent ensemble suscitent et maintiennent un intérêt certain tout au long de ce spectacle-installation. Arrivent-elles par contre à un créer langage commun ? On est resté quelque peu frustré sur cet objectif le soir de la première mais il conviendrait de revoir le spectacle une fois rodé. L’enjeu est en effet ambitieux et si, sur le plan visuel, Organicitées est indéniablement une réussite, on demeure sur sa faim concernant l’écriture chorégraphique, qui se révélait plus convaincante dans le solo Lilith

Certes, pouvoir observer ces corps pétris d’expérience se mouvant dans une qualité de présence particulière est émouvant : c’est en effet un plaisir rare auquel nous avait habitué Françoise Dupuy (1925-2022) dans ses dernières années sur scène ou Martha Graham (1894-1991) qui dansait encore à 76 ans. On pense évidemment aussi à Carolyn Carlson, âgée aujourd’hui de 81 ans et qui danse toujours et on se souvient de l’initiative de Jiři Kylián à La Haye qui avait créé un NDT 3**. Marion Blondeau, dans le débat, a évoqué une de ses sources d’inspiration : les souvenirs des gestes et pratiques de sa mère, sa grand’mère et sa grand-tante qui représentent pour elle un véritable patrimoine familial. Cette thématique n’est évidemment pas explicite dans la pièce, sans doute volontairement. Blondeau affirme par ailleurs qu’elle, jeune danseuse et chorégraphe, a beaucoup appris de ses interprètes aînées (qu’elle appelle ses « trois dames ») et la chorégraphie d’Organicitées vient beaucoup d’elles : « J’ai choisi de les regarder avec tous leurs savoir-faire intimes, nous a-t-elle affirmé pendant le débat. La mort est toujours là, et c’est ce qui rend la vie plus délicieuse ». 

Une mention spéciale doit être donnée à Anne Martin, ancienne interprète remarquée de Pina Bausch de 1979 à 1991, qui, après un retour à la musique (chant, accordéon) et une longue période d’enseignement (au CNSMD de Lyon notamment), est devenue praticienne Feldenkrais, une pratique somatique qui attire beaucoup de danseur.se.s. À 71 ans, elle se sent paradoxalement « beaucoup plus libre qu’a 20 ans », n’a « plus rien à prouver », s’est créé un solo l’an dernier et participe à des reconstructions de pièces de P.Bausch.

Marie de Corte est une danseuse et performeuse flamande, vu ces dernières années entre autre chez Théo Mercier et Charlotte Bouckaert. Corinne Lordier, artiste multidisciplinaire, est artiste de rue et comédienne, adepte du contact improvisation et se formant au clown. On notera pour Organicitées que Marion Blondeau s’entoure d’une équipe artistique, technique et administrative quasiment 100% féminine.

 

 

*La fascia-pulsologie est une thérapie manuelle opérant par toucher fin, accompagné par un travail d’écoute dirigé tant vers l’intérieur du corps que vers l’environnement de la personne. Le fascia est un tissu conjonctif qui sert d’enveloppe aux muscles et tous les autres tissus ou organes du corps humain. Cette membrane fluide entoure comme une toile d’araignée muscles, ligaments, os, nerfs, viscères, etc. Masser les fascias aide à soulager tensions, douleurs musculaires et inflammations et à rétablir mobilité et performance. C’est par l’intermédiaire de Florence Legendre en Belgique que plusieurs danseuses ont découvert cette pratique, comme l’artiste Léa Vinette, dont nous avions parlé il y a deux mois dans ces colonnes.

**NDT 3 : le Nederlands Dans Theater 3 fut un ensemble constitué de danseurs ayant dépassé l’âge habituel de l’embauche en grande compagnie (à savoir ici plus de 40 ans). Ce groupe proposait des opportunités pour les danseurs les plus anciens et la compagnie présentait ainsi des programmes variés où la maturité des présences compensait la virtuosité moins marquée des interprètes. Le NDT2 quant à lui était un ensemble de jeunes danseurs en début de carrière.

 

Coproduction CCN de Nantes, le Lieu unique, les Hivernales-CDCN, KLAP Maison pour la danse, 3bisF (CACIN Aix-en-Provence), VIADANSE-CCN de Belfort et le Gymnase-CDCN.

La compagnie 3arancia est basée à Besançon.

TOURNÉE

Février 2025 : CDCN Les Hivernales, Avignon
Mars 2025 : CDCN Le Gymnase, Roubaix
6 mai 2025 : le KLAP, maison pour la danse (dans le cadre du Hors les murs du ZEF, scène nationale), Marseille