(Échoue et recommence) #Last work

C’est presque devenu une épreuve classique de la danse contemporaine : entrer au répertoire d’un ballet, c’est accepter d’être lu à la lumière de la tradition et de l’académisme du moment, tout en cherchant à ancrer la singularité d’une œuvre et de son époque. Au-delà des spécificités du travail d’Ohad Naharin pour la Batsheva Dance Company, ce « Last work » de 2025  est un condensé de  situations chorégraphiques où il s’agit de confronter les apports de la danse des années 1990 aux exigences d’aujourd’hui, à l’air du temps et à l’idée que des danseurs formés dans les années 2000, la plupart du temps dans des institutions académiques, se font de la danse contemporaine. Et le débat va se poursuivre dans les années à venir, forcément, à mesure que des pièces issues de la post-modern dance vont entrer au répertoire.

Tenir et lâcher (les individualités) 

Le choix de cette pièce est éclairé. Ici dansée pour 28 danseurs, Last work  accorde une place particulière aux interprètes en multipliant les solos et les duos, et donne une épaisseur performative à ce spectacle de 70 minutes où s’enchainent des séries de tableaux dont on aura du mal à extraire un véritable propos sinon celui de l’âpreté du désir, de la part de cruauté et d’indifférence qu’il transporte. Un thème récurent chez Naharin qui pousse à son extrême la capacité du groupe à tenir les individualités, à frôler sans cesse son point de rupture, à construire des digues d’ondulations et de micromouvement qui augmentent encore les zones de contact. Enlarge and stretche, quake and shake, si l’on veut résumer en langage gaga. Pour le reste, les contenus plus politiques que pourrait porter la pièce, on est forcément perplexe, 10 ans après sa création et quelques mois seulement après le 7 octobre 2023 et les évènements tragiques qui ont suivi. Non qu’il y ait quelque chose à redire devant le final qui s’annonce avec un drapeau blanc agité (débout) tandis que crépite non loin la mitraillette d’un danseur (assis). Rien de particulier, sinon que le propos n’est guère éclairant et pour le coup ne répond pas à la définition que Ohad Naharin lui-même donne de la chorégraphie : « le privilège de faire passer un message clair et éloquent sans avoir à fournir d’explication »

Gaga en sourdine, éloge de la salle de gym 

Mais l’essentiel n’est pas là, l’essentiel, c’est la danse et donc cette grande affaire du gaga qui apparaît presque tout entière dans ce clin d’œil que nous adresse ce personnage qui court tout du long de la pièce en faisant du surplace comme sur un tapis de salle de gym. Message non pas politique et encore moins poétique, mais strictement technique au cœur même de la pratique gaga. Celle qui consiste ici à trouver le mouvement qui fatigue le moins le corps, au point comme disent les enseignants « que l’on pourrait danser ainsi plusieurs heures sans ressentir la moindre fatigue » (en tout cas en apprivoisant sa fatigue, comme on apprivoise un étranger).  Pour le reste de ce « Last Work », la danse gaga se fait discrète pour les besoins d’un lyrisme qui facilite l’appétence du public et, sans doute, des danseurs eux-mêmes toujours en recherche d’un  « gaga à leurs pieds » (et pas seulement pour leurs pieds) pour retranscrire cet esprit si particulier qui parie sur le bougé brut,  le point d’équilibre entre ce que génère de mouvements une sensation corporelle et la capacité à faire corps avec le ballet. À la Batsheva, c’est un entraînement quotidien, pour les danseurs du ballet de Lyon , c’est d’abord un spectacle où s’expriment  leur jubilation triomphante dans le crépuscule éthéré du cimetière de la danse de Pina, d’Anne Teresa,  que leur sourire carnassier voudrait à la fois honorer et en même temps brûler. C’est curieusement le même scénario que l’on a pu observer avec les danseurs du ballet de l’Opéra de Paris s’essayant à « OCD Love » (2015), la pièce de Sharon Eyal, ancienne danseuse et collaboratrice artistique de la Batsheva Dance Company. Même enthousiasme, même performativité, même décalage. Même perte de singularité diront les plus dogmatiques. Même rude apprentissage si l’on veut bien considérer celui du directeur du ballet de Lyon, Cédric Andrieux qui fut, lui aussi, jeté dans une grammaire et un dispositif sur lequel sa formation ne lui laissait aucune prise, lorsqu’il intégra à 21 ans la compagnie de Merce Cunningham aux États-Unis.

Et c’est peut-être le message qu’il souhaite envoyer aujourd’hui aux jeunes danseurs, magnifiques et tellement performants par rapport aux anciennes générations  : et maintenant, préparez-vous à danser ce que vous ne savez pas danser.