La danseuse et chorégraphe Marion Carriau est artiste associée à la Maison Danse, le Centre de Développement Chorégraphique National d’Uzès qui accueillera à l’occasion du festival La Maison Danse sa dernière création, L’Amiral Senes. Elle nous en parle ici.
« L’ Amiral Senes » est un mythe familial. Mon père m’a toujours raconté que nous avions, dans notre famille, un aïeul amiral qui avait une statue à Toulon. Cela sans aucun autre détail. Cette histoire ( finalement très lacunaire) a été pour moi le terrain de tous les fantasmes. Ne sachant pas bien ce qu’était un amiral, ni l’époque à laquelle il avait vécu, ni comment nous étions reliés, ni ce à quoi ressemblait la statue, j’ai tout inventé. J’imaginais cette figure héroïque juchée sur un cheval, au centre d’une place faite de verdure et de cascade…
J’étais très fière qu’un ancêtre dans ma lignée possède sa statue et je me suis construite avec cette histoire qui m’a beaucoup empuissancée enfant.
En 2019, je suis allée pour la première fois à Toulon. Quelques minutes après être sortie du train, je me suis perdue. J’ai levé la tête pour savoir où je me situais : j’étais en dessous du buste de pierre, place de l’Amiral Senes.
Ce jour-là, l’histoire m’est revenue et j’ai réalisé, sans doute pour la première fois, que je ne savais rien de cet aïeul, ni même comment nous étions reliés.
J’ai donc commencé à mener une double enquête historique et généalogique. J’ai interviewé des historiens, un capitaine de bateau, un généalogiste, une médium… Tous ces entretiens, partagés avec l’ensemble de l’équipe de création, ont été un terreau fertile pour nos imaginaires.
La pièce n’apportera pas de réponses à la question « qui est-il ? ». Je fais ici le choix de la fiction, nourrie de tous les témoignages récoltés. Je tiens à conserver un rapport fabuleux à l’enquête en créant une fantaisie navale, une épopée de soldats de plombs. C’est une farce, une satire de la propagande militaire, une purge libératoire et collective, une réappropriation de mon histoire personnelle et de l’Histoire.
Je ne saurai pas encore répondre à cette question. La notion de paysage fait partie intégrante de mon travail, mais les deux processus de création extérieure et intérieure m’apparaissent presque inversés. Dans un cas, on vient observer et comprendre comment dialoguer avec un paysage existant, déjà habité, et dans l’autre, on vient fabriquer de toute pièce le paysage à partir d’un espace neutre, et inerte.
En 2021, j’ai co-créé Chêne Centenaire avec Magda Kachouche dans sa version plateau. Nous avons, ensuite, re-créé la pièce pour l’espace extérieur. Créer un objet épiphyte, suffisamment modulable pour qui puisse jouer partout, était au cœur de la pensée du projet.
Pour l’instant, la pièce de l’Amiral Senes s’écrit dans un paysage plastique fictif pour l’espace du théâtre. Pourquoi pas, dans un second temps réfléchir à une version extérieure si cela a du sens, mais ce n’est pas prévu pour le moment.
Ce qui est certain, c’est que je pense toujours un projet dans une pluralité d’arborescences. C’est le cas ici aussi pour la création de l’ Amiral Senes qui sera prochainement rejointe par deux projets connexes. Le premier est une série de podcasts conçus à partir des entretiens menés durant ces deux dernières années. Ces épisodes offriront aux spectateurs des éléments de réponse à la question « qui est-il ? ». Ils seront disponibles à partir de l’automne 2024 sur les plateformes ainsi que dans des espaces d’écoute dédiés avant ou après les représentations du spectacle.
Aussi, à partir de l’automne 2024, j’engagerai des rencontres avec des personnes âgées pour recueillir leurs récits réels ou fantasmés liés à leur expérience physique de l’héroïsme. Ensemble, nous irons chercher les corps et les danses associés à ces histoires. Ce projet intitulé Les Légendaires aura pour finalité une installation audio et vidéo.
En effet, pour la première fois, je fais le choix de ne pas être au plateau. C’était fort symboliquement de prendre cette décision l’année de mes 40 ans ! Je suis très heureuse de ce choix qui me permet d’observer ce que je crée pour la première fois. Je trouve ça très émouvant d’observer la pièce émerger au plateau depuis ma place de spectatrice.
J’ai une relation plus directe à l’objet que je fabrique, moins subjective et sensitive.
C’est également la première fois que j’écris une pièce pour trois interprètes, dont deux avec qui je n’avais jamais travaillé auparavant. Ce sont trois personnes qui n’ont pas les mêmes chemins de compréhension, de communication ni les mêmes temporalités d’assimilation. J’ai appris à sans cesse moduler, transmettre, adapter, reformuler mes demandes pour qu’ensemble, on fasse émerger une matière chorégraphique commune. Cet exercice de transmission m’a passionné.
Emilie Peluchon a soutenu les débuts de mon travail chorégraphique lorsqu’elle était directrice de Dansedense. Elle a accompagné mes réflexions ainsi que la mise en place de pièces pour l’espace extérieur (cf Chêne Centenaire), de création avec et pour les habitants, de re-création à destination du jeune public (cf Je suis tous les Dieux). Elle connaissait mon appétence pour la création d’objets artistiques de différentes natures, mon souhait d’adapter mes pièces afin de les rendre accessibles.
LaMaisondanse CDCN qui est situé dans un espace rural a cette particularité d’être un lieu non pourvu de studio ou de théâtre. C’est donc tout le territoire qui devient un lieu d’exploration. En concertation avec Emilie et l’équipe du CDCN, je développe des projets en lien avec le territoire et ses habitants: Des Forets des Lunes, une création pour et avec des enfants, les Légendaires, un projet de tissage à l’échelle du département du Gard, …
Aussi, en septembre prochain, je ferai une première semaine de recherche pour ma prochaine création en espace naturel, sur les rives du Gardon.
En parallèle de mon activité, je pratique le bharata natyam depuis de nombreuses années et il est vraisemblable que cela teinte mon écriture. Je ne cherche pas de fusions, ni de mélanges, mais je constate que certains motifs propres à cette danse traditionnelle indienne traversent toutes mes pièces, notamment le travail de percussion des pieds sur le sol et l’écriture chorégraphiée des expressions du visage. Aussi, mon écriture chorégraphique mêle le récit et une certaine forme de théâtralité comme c’est le cas dans le bharata natyam.
Le Festival La Maison Danse se tient du 5 au 9 juin, à Uzès.
Visuel : © FlorentCheymol