Le Festival Extension sauvage est une parenthèse enchantée et exigeante en milieu rural breton qui se tient sur deux weekends, celui du 15 et du 22 à Combourg, la Ballue et Bazouges-la-Pérouse (35). Nous y étions, nous vous racontons !
En démarrage de festival et de son premier volet « Danse et paysage » les 15 et 16 juin derniers, le public est invité à rejoindre le château de Combourg (35) pour une création et à s’asseoir sur une pelouse dans le parc arboré face au majestueux édifice. Tandis que le danseur Mackenzy Bergile arrive torse nu par la gauche dans une marche lente, la bande son donne à entendre une voix puissante parlant anglais dont on peut saisir quelques bribes : « Who is the nigger ? I’m not the victim here… The nigger is necessary, I give you your problem back… » (Qui est le nègre ? Ce n’est pas moi la victime ici… Le nègre est nécessaire, je vous renvoie le problème…). Puis cette voix radicale laisse place à du français chuchoté : « Je me trouve impuissant… J’ai dû abandonner mon foyer. Des piliers fondamentaux ont été arrachés. Après des années d’oppression, j’ai décidé de me battre pour la liberté, pour ma liberté. J’ai osé demander d’être reconnu comme entité puissante et respectable. J’ai été enchaîné à la misère et à la dépendance »… Le ton est donné et le dépaysement total, avec ce corps androgyne à la gestuelle noueuse qui, une fois face public, vient frôler les spectateurs du premier rang.
Une pulsation sonore forte démarre tandis que la première voix revient : « Negroes suffered collectively » (Les nègres ont souffert collectivement)… Le danseur s’arrête et enlève ses chaussures pour enfiler des talons noirs de femme. Son torse commence à onduler et sa silhouette longiligne va à présent se poster devant le grand escalier monumental du château. Ses ondulations deviennent des impacts forts caractéristiques du style popping de la danse hip-hop et il revient vers le public, le regard intense, sa marche lente entrecoupée de séquences rythmées où son torse s’exprime. L’accompagnement percussif s’amplifie, se complexifie.
Après une pause à quatre pattes, le danseur gravit l’escalier et s’arrête à mi-chemin tandis que la percussion s’arrête net. On le voit de loin se vêtir du haut du justaucorps blanc qui était resté enroulé autour de sa taille, puis retirer pantalons bleu, chaussures et chaussettes. On entend un enregistrement d’un dialogue entre un adulte et des enfants, où il semble être question de papa et de docteur. Des poses de break dance suivent, puis le danseur s’allonge sur les marches. La bande-son continue en français, évoquant un séjour « entre la vie et la mort » à l’hôpital Bichat à Paris en 1987, avec un corps « déjà conscient des défis qui l’attendent ».
Il revient sur la pelouse et pose deux cadres contenant deux photos en noir et blanc : on comprendra qu’il s’agit des portraits de l’écrivain James Baldwin et de l’activiste et abolitionniste Harriet Tubman, tous deux américains. Quand Bergile s’allongera à nouveau, il renversera ces deux effigies : « Mémoire ineffaçable » dit le texte. Après encore quelques saccades créées à quatre pattes avec son dos, on verra s’éloigner le danseur et sa présence forte vers le côté droit du parc, comme repartant d’où il est venu. On l’apercevra de loin de dos, simple présence dans le paysage, porté par une musique de style soul, chorale et hachée. Rhabillé, il reviendra saluer accompagné de ce qui apparaîtra comme sa famille : sa compagne et leurs deux enfants. Il a été vivement applaudi.
On comprend dans cette proposition de 45 minutes que l’on a affaire ici à un solo encore à l’état d’ébauche, mais sonnant comme un manifeste dans lequel le chorégraphe revendique plusieurs identités. Le vocabulaire est volontairement limité et cette confrontation avec l’environnement architectural et paysager, impressionnante et forte, loin d’écraser le danseur, fonctionne et interroge.
Dans la table ronde organisée quelques heures plus tard place des Arts par l’antenne locale Radio Univers, Bergile affirme vouloir transmettre ici quelque chose de différent du discours de l’histoire coloniale, quelque chose que ne lui ont pas transmis ses parents haïtiens installés en France où il est né. Ce projet est lié à un besoin de s’émanciper et à un chamboulement dans sa vie : la naissance de son premier enfant, une fille, qui a changé sa conception du monde. Il a par ailleurs ressenti le besoin de rendre hommage aux ancêtres, en allant au-delà de ce qui pourrait s’apparenter à un victimisation, mais en mettant le doigt sur les traumatismes. Il voit son solo en cours d’élaboration comme un manifeste pour ses enfants, le définissant à la fois comme un acte politique, une guérison et reflétant sa formation pluridisciplinaire autodidacte (Bergile signe ici en effet danse, chorégraphie, poésie et musique).
Il rappelle qu’il a pratiqué le vaudou et sa danse yanvalou, originaire du Bénin, et baigné dans cette tradition très jeune. Il se montre très critique de la caricature du vaudou faite par Hollywood (on pense à White Zombie de V.Halperin 1932, à I walked with a Zombie de J.Tourneur, 1943 ou à The Serpent and the Rainbow de W.Craven, 1988, films où le local est assimilé au négatif, au primitif, au sauvage face au blanc civilisateur et rationnel, schéma réducteur aussi présent dans la représentation au cinéma de l’Indien avant les années 1960). L’ondulation du dos évoque le mouvement du serpent et les vagues de l’océan ; elle convoque Damballah, l’esprit vaudou de la fécondité de la bonté et de la connaissance, dont le symbole est la couleuvre. On devine là un savoir profond, peu connu du grand public et qui mériterait une véritable découverte. Formé aux danses traditionnelles (« Danser avec le dos en ouvrant sa cage thoracique est thérapeutique » affirme-t-il), mais aussi à la danse hip-hop, au jazz et à certaines formes en danse contemporaine, Bergile défend un métissage et cite Romain Gary qui prônait, dans son célèbre roman La vie devant soi, « l’addition de communautés ».
On peut s’interroger sur le fait de convoquer dans ce manifeste dansé deux célèbres figures américaines (en y rajoutant la voix enregistrée de Malcolm X) sans passer par des écrivains des Antilles, comme par exemple le martiniquais Aimé Césaire et son concept de « négritude ». Dans une interview accordée sur place, Bergile se confie en rappelant que ses parents, issus d’un village pauvre d’Haïti sous la dictature de Duvalier, ont subi le racisme. Évoquant Jean-Jacques Dessalines, figure d’esclave rebelle ayant joué un rôle essentiel dans l’accès à l’indépendance d’Haïti acquise en 1803 et qui faisait sienne la devise « La liberté ou la mort », le chorégraphe affirme que ses parents, comme lui, se sont assimilés et se sont construits dans un refus de leur histoire, étrangers à eux-mêmes. Mais pour lui, initié dès l’âge de 3-4 ans, la danse n’est pas qu’un moment de regroupement communautaire, elle est devenue son métier : « Quand on danse, on n’est pas tout seul, on se reconnecte à ses racines, aux esprits (ici les lwas du Dahomey), on n’impose pas sa posture ».
Introduit aux formes des danses hip-hop par son grand-frère dj, il rejette un temps ses traditions en suivant sa mère divorcée partie de Paris pour Lorient en 2009, quand il a 13 ans. C’est là qu’il s’ouvre à d’autres types de danses et à d’autres domaines artistiques, notamment la musique jazz américaine. Il y est basé aujourd’hui et souhaite dans son travail dévoiler ses multiples facettes, dont il estime que certaines ont été longuement refoulées. Il ne veut pas se limiter à un seul geste, à une seule posture. La dimension fortement politique de ses références américaines ont donc plus joué pour lui. Il n’est jamais allé en Haïti et s’identifie peut-être un peu à James Baldwin, écrivain activiste émigré et installé en France dès 1948 à l’âge de 24 ans, dont il a utilisé la voix enregistrée.
Ce n’est pas un hasard si le chorégraphe a choisi comme cadre à son propos, parmi les sites du festival, Combourg et son château, demeure de Châteaubriand. La directrice artistique du festival Extension sauvage, Latifa Laâbissi, qui s’intéresse dans son propre travail à questionner toutes les formes de discriminations, lui a d’emblée proposé le parc paysager du château. Mais Bergile s’est donné le défi quelque peu provocateur de s’affronter au monument lui-même. Il démarre dans le lointain pour mieux s’approcher et ose se mesurer à ce géant de pierre. On connaît l’homme politique, poète et auteur des Mémoires d’Outre-Tombe, mais on sait moins que la richesse du père de Châteaubriand – qui a notamment permis l’acquisition dudit château – provient des profits engrangés grâce à la traite négrière. Bergile le sait, n’a pas peur d’être « mangé » par l’espace et joue avec les distances.
Danser ainsi de manière répétitive avec son torse le reconnecte à son enfance ; insérer la technique du ‘popping’ (un des styles de la danse hip-hop debout, qu’il a appris) lui permet de « mélanger les approches » et changer d’apparence pour jouer avec le genre. Interrogé sur son travestissement partiel en femme, il répond : « Dans la tradition haïtienne, l’homme se réincarne seize fois, huit fois en homme, huit fois en femme ». Ajoutons que la coiffure de Bergile, singulière et faite de ses propres cheveux crépus divisés en grosses boules régulièrement disposées sur son crâne, ajoute à son port altier et à son altérité, ainsi que les tatouages présents sur son torse et ses bras : « Je suis afro-descendant de l’Egypte pharaonique. 80% des esclaves emmenés vers Haïti venaient du Bénin, les autres du Sénégal, du Congo, du Togo et du Nigéria. Aux Antilles, le peuple Taïno local fut entièrement exterminé ».
Au-delà de cette conscience aiguisée de ses origines, le vocabulaire réduit du solo permet, selon Bergile, une relation écologique au geste et il apparente sa traversée à une métamorphose.
Prometteur, il conviendra de voir la version aboutie de ce travail l’an prochain en version plateau et de suivre cet étonnant créateur dont le propos très pensé et la forte présence androgyne convainquent.
Trois résidences ont eu ou vont avoir lieu: une en juin au château de la Ballue (soutien festival Extension sauvage), une autre pour le spectacle du 6 juillet à 18h au château de la Garenne (79, soutien par la capsule de C.A.M.P. capsule artistique en mouvement permanent) et une troisième en septembre à St Jean du Doigt (22, ICE festival animé par l’artiste Patricia Allio). Des présentations publiques en plein air ont eu ou vont avoir lieu sur ces trois lieux.
L’artiste Marcela Santander Corvalàn, prévue le 16 juin au jardin du château de la Ballue, n’a pu être présente pour raisons de santé. Mackenzy Bergile l’a remplacée en dansant à nouveau son solo, réadapté à ce nouvel environnement.
Autothérapie, essai 1 à ciel ouvert a été soutenu par la DRAC Bretagne via Scalène, réseau nomade de coopération régionale et de production mutualisé en Bretagne regroupant le festival Extension sauvage, CAMP et ICE.
Visuel (c) Richard Louvet