Le Royal Ballet a créé un ballet en trois actes de Wayne McGregor sur une musique de Max Richter, inspiré du roman éponyme de Margaret Atwood. La véritable création a eu lieu l’année dernière au Ballet National du Canada, mais l’œuvre a été en partie revue pour la création londonienne. Un accueil public triomphal pour une œuvre particulièrement poignante.
Par François Gassion
Le Royal Ballet, basé au Royal Opera House, est peu connu du public français : il s’agit pourtant d’une des plus grandes compagnies mondiales de danse classique, avec environ une centaine de danseurs et une école parmi les plus prestigieuses.
Si la plupart des ballettomanes français connaissent la renommée des grandes stars de cette compagnie comme Marianela Nuñez (vingt minutes de standing ovation à Garnier quand José Martinez l’invita à danser Giselle au printemps dernier), Natalia Osipova (qui quitta le Bolchoï pour le Royal Ballet en 2014) ou encore Vadim Muntagirov, peu connaissent la nouvelle génération de « Principals » (équivalent de nos « Étoiles ») patiemment couvée par Kevin O’Hare, Directeur Artistique de la compagnie. Depuis le début de son mandat, il y a douze ans, ce dernier a propulsé la compagnie à des niveaux stratosphériques. Parmi la nouvelle génération de futures stars, citons les irrésistibles Mayara Magri et Marcelino Sambé, tous deux dotés d’un charisme ravageur et d’une virtuosité phénoménale, Fumi Kaneko, Reece Clarke et William Bracewell, trois danseurs au style classique très pur et élégant, ou encore les artistes à la sensibilité exceptionnelle Matthew Ball, Francesca Hayward ou Joe Sissens.
Des étoiles brillantes il y a en a dans toutes les compagnies : à Londres, mais aussi bien sûr à Paris, Hambourg, Milan, Amsterdam, Stuttgart… Mais ce qui distingue en réalité le Royal Ballet sous le mandat de Kevin O’Hare c’est le niveau du corps de ballet, dont l’osmose, la synchronisation parfaite des mouvements — y compris dans la virtuosité —, la perfection des lignes et la capacité à « exister » théâtralement, à être acteurs à part entière aux côtés des personnages principaux, sont absolument uniques. Il règne au sein de cette compagnie une joie de danser, une camaraderie, une musicalité et un engagement de chacun immédiatement perceptibles par le spectateur.
Côté répertoire, outre bien entendu le ballet classique qui constitue son socle, l’ADN du Royal Ballet est le néo-classique, à travers un opus construit tout au long de la seconde moitié du XXe siècle par les chorégraphes McMillan et Ashton. Si la plupart de leurs œuvres (Manon, Romeo & Juliet, Mayerling, La fille mal gardée, The Dream …) sont également dansées dans d’autres compagnies mondiales, leur théâtralité, leur technicité spécifique se révèlent toujours sous un autre jour lorsqu’elles sont dansées par le Royal Ballet : ce n’est pas pour rien que l’on est au pays de Shakespeare, et ici danse rime avec théâtre : les danseurs incarnent avant tout des personnages et font preuve de talent d’acteur autant que de danseur, y compris au niveau du corps de ballet. On l’observe d’ailleurs aussi dans la danse classique : un Lac des cygnes ou un Don Quichotte, au Royal Ballet, c’est avant tout un récit.
Cet ADN néo-classique et cette « théâtralité » s’incarnent encore de nos jours au travers des créations des deux chorégraphes en résidence, Christopher Wheeldon et Wayne McGregor. D’abord parce que la plupart des créations du Royal Ballet sont des « full length » : des ballets en trois actes avec le plus souvent un récit conçu spécialement pour la compagnie et les spécificités de son corps de ballet. Ici, le chorégraphe ne plaque pas son style de danse contemporaine sur une poignée de danseurs préalablement choisis, mais exploite tout ce qu’une compagnie de ballet « classique » peut lui apporter, en effectifs, moyens scénographiques et musicaux, en langage corporel et en spécificités techniques, pour alimenter sa créativité.
Sur le plan strictement chorégraphique, si le style néo-classique s’impose d’évidence dans les ballets de Wheeldon (Alice adventures in the Wonderland, Winter’s Tale, …), il est plus subliminal et pourtant bien réel chez McGregor.
Wayne McGregor, chorégraphe résident au Royal Ballet depuis 2006, n’est pas issu de la danse classique. Ses créations font la part belle à l’interdisciplinarité et résultent presque toujours d’un processus de co-création entre compositeur, plasticiens, vidéastes et autres créatifs qui utilisent les technologies au service du visuel. Si ses premières créations, il y a vingt ans et plus, faisaient résolument appel au langage de la danse contemporaine et ses ruptures les plus radicales, son opus a marqué un tournant très net avec Woolf Works, ballet inspiré de la personnalité de Virginia Woolf, créé au Royal Ballet en 2015. Son langage est alors devenu plus néo-classique, poussant à l’extrême les figures les plus « modernes » de celui-ci, travaillant tout particulièrement l’élasticité du haut du corps, les portés ultra-sensuels, les manèges et toupies d’une grande virtuosité. Pareille évolution était notable également dans Dante Project, sur une musique de Thomas Adès (créé en 2021 puis également produit par l’Opéra National de Paris en 2023), et encore plus dans cette nouvelle création, MaddAddam.
Comparé à Woolf Works et Dante Project, MaddAddam est un ballet encore plus narratif, plus « littéral » par rapport au roman dont il s’inspire, tout particulièrement aux premier et troisième actes où l’on suit réellement une histoire avec ses personnages. Et comme pour Dante Project, il exploite au maximum l’effectif important de la compagnie, y compris l’orchestre en fosse, au dispositif important.
MaddAddam est inspiré du roman éponyme (best-seller) de Margaret Atwood, qui explore les conséquences d’une apocalypse biologique ayant décimé l’humanité. On suit les survivants humains et les Crakers, une espèce génétiquement modifiée créée par Crake pour être pacifique et adaptée à un monde post-catastrophe.
Le premier acte démarre au lendemain de l’apocalypse biologique : Jimmy croit être le dernier être humain en vie. Il est hanté par la mémoire de Crake, son meilleur ami et aussi de la belle Oryx, la partenaire de Crake et l’amour de la vie de Jimmy. Crake et Oryx sont morts. En revanche il y a d’autres survivants, notamment les Painballers, un gang criminel. Les scènes de survivalisme se succèdent, avec parfois de la violence (un déchiquetage de carcasse d’animal par des loups, un viol dans la pénombre du plateau…), et l’acte se conclut par la mort de Jimmy. La chorégraphie est très variée : Pas de Trois sensuels, scènes de groupes très énergiques, solos de Jimmy que l’on voit évoluer vers une semi-folie de désespoir jusqu’à la fin de l’acte.
Le deuxième acte est un flash-back, reproduction d’un jeu vidéo de survie, assez violent, que jouaient Crake et Jimmy lorsqu’ils étaient adolescents. C’est un acte complexe, car très contrapuntique, avec différentes lignes de danseurs et danseuses exécutant quantité de mouvements aux différents endroits du plateau, tous plus virtuoses les uns les autres et illustrant différents tableaux, tandis que parallèlement des effets visuels technologiques créent un décor en perpétuelle transformation. Cet acte est difficile à suivre et comprendre à la première vision, et ne s’apprécie réellement qu’en le revoyant une deuxième fois (ce qui fut mon cas, ayant assisté à deux représentations). Il constitue un véritable choc de virtuosité, surtout pour les danseurs masculins qui enchaînent manèges, sauts et toupies à une vitesse supersonique — sans pour autant verser dans le circassien. Il faut au moins dix danseurs de virtuosité superlative pour exécuter ces figures sidérantes, et à vrai dire en dehors du Royal Ballet à son niveau d’aujourd’hui (notamment le corps de ballet masculin), on ne voit pas de compagnie apte à jouer cet acte tel quel ; il faudrait l’adapter…
Le « jeu » débouche ensuite sur la vision de jardiniers créant leur propre sanctuaire, sorte de secte où Adam, leur chef, prêche contre le matérialisme. Les scientifiques se prennent pour Dieu — avec tout le rituel qui accompagne les célébrations —, toute dissidence est réprimée et la résistance se crée. Les flash-backs pré-extinction et post-extinction alternent, distillant de l’ambiguïté entre gentils écolos devenant écolo-fachos, scientifiques bienfaiteurs devenant savants fous tout puissants, etc. Au milieu de tout cela, Crake a une vision d’un monde meilleur et crée d’abord les Crakers, puis la pilule BlyssPluss — une drogue qui induit l’euphorie, mais qui contient également le virus qui détruira l’humanité dans la catastrophe que les jardiniers ont prédite. L’acte se termine là où le premier acte a débuté : l’apocalypse biologique.
Le troisième acte, plus bref, est une ode à l’harmonie et à l’amour : nous sommes de nouveau dans la « post-apocalypse » et le monde nouveau est peuplé de Crakers évolués qui vivent en harmonie avec la nature et entre eux. Résumé simplifié, car il y a plein d’épisodes aux symbolismes plus ambigus, mais globalement tout cet acte est une immense danse sensuelle exécutée par le corps de ballet, succession de rondes hypnotiques, où les corps s’entrelacent sur une musique minimaliste-répétitive, mixte d’orchestre live et de technologie, qui monte crescendo dans une sorte d’immense catharsis, une conclusion poignante à laquelle je ne crois pas qu’un seul spectateur puisse résister sans essuyer au moins une petite larme. Énormément d’yeux rougis et humides dans la salle…
Le ballet dégage une puissance émotionnelle particulièrement forte, notamment les premier et troisième actes. Celle-ci résulte également de la partition composée par Max Richter, qui joue beaucoup des recettes hollywoodiennes avec son alternance de rythmes binaire et ternaire au sein d’une même phrase, ses montées en puissance crescendo des cordes soutenues par les cuivres dans des mouvements très lents, sa musique minimaliste-répétitive qui finit par être obsessionnelle et irrésistible… Orchestre live et musique électronique amplifiée se mêlent, rejoints au deuxième acte par un chœur amplifié aux mélopées grégoriennes (pour la scène de la « secte »).
Le dispositif scénique quant à lui utilise beaucoup les effets technologiques et la vidéo, auxquels s’ajoute un travail d’éclairages plus convaincant que dans les précédents opus de McGregor : en effet, ce dernier a tendance à privilégier les plateaux plongés dans la pénombre et le gris (un premier acte de Dante Project à peine visible depuis des balcons éloignés…) alors que cette fois-ci il joue davantage des contrastes, de lumières vives, de couleurs franches. Et, toujours dans une approche interdisciplinaire, un des danseurs est amené à déclamer un long texte au micro (on admire le travail remarquable d’un danseur italien dont l’accent paraissait si « Royal Shakespeare Company » !).
Deux distributions alternaient, toutes deux superlatives et passionnantes tant l’incarnation des personnages était différente : Marcelino Sambé, Matthew Ball, Yasmine Naghdi et Claire Calvert ont illuminé la représentation en matinée – tout particulièrement Sambé, phénoménal dans l’interprétation de la folie désespérée de Jimmy —. En soirée, le charisme ravageur et ultra-sensible de Joe Sissens a littéralement fait pleurer les chaumières, tandis que la merveilleuse Fumi Kaneko lui donnait une réplique fascinante en Oryx torturée, entourée des excellents William Bracewell et Melissa Hamilton. Corps de ballet stratosphérique, tout particulièrement les hommes au deuxième acte.
Accueil triomphal du public (et toutes les représentations ont affiché complet), pour une œuvre très profonde et poignante à laquelle on repense encore plusieurs jours après, tant elle interpelle. À l’issue de la dernière représentation, la romancière Margaret Atwood est venue saluer, accueillie par une standing ovation absolument hystérique d’une salle particulièrement jeune — on se serait cru à un concert de Coldplay…
MaddAddam au Royal Ballet (représentations du 30 novembre 2024 (matinée et soirée))
Visuels : © Tristram Kenton
Trailer du ballet par le National ballet of Canada