Aux Hivernales, à Avignon, ce 29 février, le danseur et chorégraphe Youness Aboulakoul présentait Ayta, une pièce qui se lève et réveille jusqu’à l’explosion.
Sur scène, dans une semi obscurité, des silhouettes errent, coincées dans un angle, comme enfermées dans un bout de territoire, une place attitrée, un recoin de mémoire. Il s’agit de six danseuses, ainsi notre esprit s’échappe vers l’actualité, la condition des femmes, l’enfermement, l’emprise… Or, sans aucune expression sur leurs visages, habillées comme des guerrières, des combattantes, il faut voir ici des êtres prêts à lutter. Ayta est un cri et ce cri n’est ni genré ni temporel, il traverse les espaces, balaye les causes, se départit de sens, interroge nos intimités. La bataille n’est ni féministe, ni identitaire, elle est collective, fédérative, éloquente, unificatrice.
L’oppression des masses, le harcèlement individuel ou collectif, les génocides, les annexions de territoires…tout fait sens dans cette lancinante marche répétitive, qui trace des trajectoires, imposées ou choisies par défaut. Parfois de la masse s’échappe une femme. Elle se retourne pour faire face au public, soudain réveillée, rebelle, insoumise, puis se retrouve à regagner le rang, la raison…Ayta c’est l’homme debout qui cherche son équilibre en milieu hostile.
Une bande son incroyable, signée par Youness Aboulakoul, structure la pièce, lui donne son corps, son intensité, sa lumière. Une vertèbre dramaturgique qui tient lieu de propos et immerge le plateau de son lot d’images, au point que la danse semble s’oublier par l’effet hypnotique, anesthésiant des décibels. La musique, métronome au son sourd, martèle la contrainte, souligne l’entrave ou se fait battement d’un cœur qui s’emballe lorsque l’une sort du rang avant de le rejoindre, avec ou sans consentement. Au milieu de l’obscurité des situations, des flashs de lumière avancent comme une trainée de poudre, signe d’un espoir fugace, mais galopant.
Le spectateur peut se sentir malmené par cette musique omniprésente, son intensité, cette attente interminable, ce rictus de mouvements, jusqu’à lui paraitre douloureuse ou insupportable. Ayta ne discourt pas, il met en situation. Cette mise en scène se veut état à vivre, sororité de sens, duplication d’émotions fortes reportées du propos à la salle. Une souffrance, une endurance physique extrême, un manque de possibilité à se partager via le témoignage des corps de ces six danseuses exceptionnelles qu’il faut nommer : Nefeli Asteriou, Marie-Laure Caradec, Sophie Lèbre, Cassandre Muñoz, Anna Vanneau, Léonore Zurflüh
Dans cette volonté d’un décalage de rythme entre mouvement et musique se lie la volonté de rattraper un temps qui ne va pas assez vite pour elles, une révolution qui n’a pas encore pris sa bonne, sa pleine mesure.
Au fil de la pièce les corps raidis de résistance se courbent, les visages s’animent, les trajets s’élargissent, la lumière jaillie. De l’alternative entre corps debout ou chute née le pli.
Ce pli des corps est tout sauf un repli, on y puise ce qu’il reste d’énergie, d’aplomb, de puissance, d’équilibre en chacun de nous, cela malgré les violences exercées. Youness Aboulakoul a associé à ses notes une danse radicale, épurée ou la recherche de verticalité, exclue toute horizontalité de gestes, réduisant les mouvements de bras. Des membres pour aller vers, de potentiels outils de rapprochement, d’union qui ne peut s’étendre que furtivement ou rejoindre la verticalité à l’instar de ce bras levé en vainqueur puis broyé par la masse. Le silence imposé, en plus de bâillonner l’expression, est une gangrène organique. Ayta nous donne à voir des corps secoués, tremblants d’une liberté prisonnière qui cherche à s’échapper, qui les ébranle jusqu’au point d’implosion.
De cette tragédie, qui a pu au début regarder parfois un peu trop du côté d’une autre que Youness Aboulakoul a interprété, émane peu à peu une singularité. Une ouverture vers une étude minutieuse des pressions que les corps subissent, de leur façon non plus d’y résister, mais de faire avec, sans abandonner pour autant. S’inspirant librement d’un des concepts du philosophe Gilles Deleuze sur le pli, le chorégraphe prend le pli de la résilience ; certes un corps malmené, meurtri, mais toujours vivant et encore plus fort dans la nouvelle conscience de sa ténacité à rester debout.
Dans une frénésie, l’interprétation de ces incroyables danseuses explose, des images filmiques, poétiques, inspirantes se succèdent. De ces corps balanciers, semblables à des joueurs d’un baby-foot humain, animés par des mains inconnues qui imposent les règles, les laissant simples figurantes. Aux rouages d’une machine de la Révolution industrielle, qui crisse et cogne nos révolutions intimes dans cette manière de replacer sans cesse la résistance sur l’établi de la vie. Ou la beauté de ces danseuses alignées, cheveux aux vents, tels des arbres subissant les affres d’une tempête, qui penchent et se plient face à une montée en puissance sonore et émotionnelle. Jamais déracinées du sol, arrimées les unes aux autres, elles font face, sans tomber, même si elles ont frôlé mille fois la chute de très près.
D’autres instruments s’invitent dans la partition, offrant une ouverture musicale, corporelle, mentale menée par le son envoutant d’un violon marocain (Kamanja en dialecte marocain) Tel un retour aux sources, un ilot d’apaisement, malgré les traces laissées par les plis successifs des contraintes imposées, ces six corps exultent.
Les six artistes retournent en fond de plateau, à leur point de départ. Elles se prennent par les bras formant une unité. Formant une ligne scellée par six bras accrochés les uns aux autres, se tenant la main face à l’adversité, prête à faire face, elles redeviennent des femmes. De ces femmes qui font tourner le monde en courbant le dos, mais sans jamais se coucher ni renoncer.
Vu à Avignon le 29 février 2024 • création croisée [KLAP/Hivernales-CDCN], Hivernales-CDCN
13, 14 mars 2024 • Pôle Sud-CDCN, Strasbourg
26-27 mars 2024 • Le CENT-QUATRE, Paris – Festival Séquence Danse
Visuel : ©François Stemmer