Ludovico Einaudi, la sérénité en chapeau

Le Concert

Assister à un concert de musique contemporaine à l’Accor Arena de Bercy évoque une sensation d’incongruité. Ce sanctuaire dédié au rock et aux performances sportives semble peu adapté à ce type d’événement, contrairement à La Philharmonie ou Pleyel. Pourtant, 12 000 admirateurs se pressaient à l’entrée avec une ferveur habituellement réservée aux stars du rock. L’étonnement s’amplifia lorsque Ludovico Einaudi apparut sur scène après les douze musiciens de son orchestre. Il fut accueilli par une ovation comparable à celle réservée à Mick Jagger. Avant même la première note, la communion avec le public était déjà palpable.

Installé au piano, il entama « ROSE BAY », premier morceau de son dernier album « The Summer Portraits ». Instantanément, l’audience fut enveloppée dans un cocon de beauté et de délicatesse. L’acoustique, d’une qualité rarement atteinte dans cette enceinte, et les motifs sonores nous transportèrent dans un voyage empreint de son Italie natale, où la sensibilité guidait chaque mesure.

Les compositions s’enchaînèrent : « TO BE SUN », « PUNTA BIANCA », également issues du même opus.

Puis l’orchestre se retira, le laissant seul face à nous. C’est alors que l’envoûtement atteignit son apogée. Tel un Terry Riley nous hypnotisant de ses volutes sonores, il nous fit voyager au début du XXe siècle, comme à un récital de Claude Debussy. Les morceaux se succédaient, mais nous avions l’impression de n’écouter qu’une œuvre unique, dans une dimension parallèle où la douceur caressait nos tympans avec bienveillance. « SOLO » démontra sa capacité à transcender la musique minimaliste par une ligne mélodique infiniment plus riche tout en demeurant accessible. Nous eûmes alors tout le loisir d’apprécier la virtuosité et l’élégance de son jeu.

« Maria Callas », accompagné au violoncelle, créa un moment d’apesanteur absolue et servit de transition magistrale vers le retour de l’orchestre pour interpréter « Pathos », puis « DIVENIRE » et « EXPERIENCE », avant de conclure par un rappel somptueux avec un « THE TOWER » aussi magistral que théâtral.

Le public, majoritairement féminin, quitta ce concert portant en lui un mélange indéfinissable de plaisir et d’émotion profonde.

Un parcours hors du commun

Ludovico Einaudi a été révélé en France par la bande originale d’Intouchables, le film d’Olivier Nakache et Éric Toledano, en 2011. Mais l’artiste turinois au chapeau caractéristique possédait déjà un riche parcours musical. Initié au piano dès son plus jeune âge par sa mère, il obtint un diplôme en composition au prestigieux conservatoire Giuseppe Verdi de Milan, puis collabora avec Luciano Berio, illustre pionnier de la musique électroacoustique, à l’instar de Max Richter.

Son premier album vit le jour en 1988, mais c’est en 1994 que vint la consécration avec « Le Onde ». Son œuvre discographique compte aujourd’hui dix-sept albums studio et neuf enregistrements live. « Nightbook » et « Divenire » ont connu les plus grands succès. Mentionnons également l’ambitieux projet « Seven Days Walking » de 2019, série d’albums dont il publia un volume chaque mois pendant sept mois consécutifs.

Plusieurs de ses compositions ont été intégrées à des bandes originales (comme Nomadland ou The Father), des bandes-annonces, des séries télévisées et des films publicitaires.

À partir de 2020, il s’est principalement produit dans d’immenses salles à travers le monde, telles que l’Arena de Vérone. Il n’a cependant jamais délaissé les lieux plus intimes comme le Teatro Dal Verme à Milan, qu’il affectionne particulièrement.

En juin 2016, il joua sur une banquise à la dérive dans l’archipel norvégien du Svalbard à l’invitation de Greenpeace, confirmant ainsi son engagement pour la protection de l’environnement.

La Musique de Ludovico Einaudi et la boucle étrange

On lui attribue des influences variées allant de Bach à Ravel, des Pink Floyd à Elton John, en passant par Philip Glass et Terry Riley. C’est plausible, mais lorsqu’on l’écoute, c’est indéniablement du Ludovico Einaudi qui résonne. Et le public qui afflue en masse à ses concerts ne s’y trompe pas : sa musique leur procure un bien-être indéniable.

À son écoute, on évoque inévitablement l’ouvrage d’Hofstadter Douglas, « Gödel Escher Bach », et plus particulièrement le concept de la boucle étrange :

« Une boucle étrange est un système qui, pour se comprendre, « sort du système », mais qui est obligé de faire recours à lui-même pour continuer son travail », explique Hofstadter Douglas.

Cette perspective nous rapproche de la démarche d’Einaudi. La répétitivité mélodique suggère un système formel dans lequel il introduit progressivement de nouveaux éléments sonores, pour s’en écarter tout en préservant intacte cette même répétitivité. Son utilisation d’instruments électroniques permet d’ajouter une dimension de strates superposées, où les sonorités de guitare basse instillent une sensation de puissance intense.

La proximité mélodique perceptible d’un morceau à l’autre exploite le principe de récursivité (« Un processus est récursif lorsqu’il se répète identiquement à plusieurs reprises et cela de manière emboîtée »). Elle offre à l’auditeur l’impression de pénétrer toujours plus profondément dans la quête d’infini permanente d’Einaudi, générant une sensation d’apesanteur apaisante.

Qualifier la musique de Ludovico Einaudi d’ »Easy Listening » est certes possible, mais adopter cette vision reviendrait à ignorer complètement la démarche du compositeur. Par la profondeur de son œuvre, il atteint une dimension romantique qui suscite une émotion comparable à celle des grands maîtres, tels que le classique Frédéric Chopin et le contemporain Gabriel Fauré.

Le public présent à l’Accor Arena de Paris a pleinement adhéré à l’approche du Maître, se laissant guider jusqu’à la note finale.

Il se produira à nouveau à Paris le 21 juin à la Défense Arena, où il embarquera 40 000 spectateurs dans son voyage sensoriel et mystique. Il est vivement recommandé de participer à cette expérience collective transcendante.

Son évolution stylistique lui permettra de modifier son angle de perception (et le nôtre), pour approcher toujours davantage la perfection et l’infini.

Inspiration Guy Zeitoun