Pour finir gaiment l’année en cours, les Ballets de Monte-Carlo ont célébré plusieurs dates marquantes : le Centenaire du Prince Rainier III (né en 1923), le cent-cinquantième anniversaire de Colette (1873-1954) et les trente ans de Jean-Christophe Maillot à la tête de la compagnie monégasque.
La soirée Ravel au Grimaldi Forum, en présence de Caroline, Princesse de Hanovre, nous a offert successivement Les Valses nobles et sentimentales écrites par Maurice Ravel en 1911, La Valse (1920) puis, après l’entracte, L’Enfant et les sortilèges, composé entre 1919 et 1925 sur un livret de Colette datant de 1914, « fantaisie lyrique » chorégraphiée par George Balanchine, créée en 1925 à l’Opéra de Monte-Carlo, redonnée en 1992 dans une première version de Maillot, recréée de toutes pièces à la veille de Noël 2023. Ont participé à l’événement le corps de Ballet, l’Orchestre philharmonique, sous la direction de David Molard Soriano, les chœurs de l’Opéra dirigés par Stefano Visconti, l’académie lyrique Cecilia Bartoli et le chœur d’enfants de l’Académie de musique. Pas moins de 240 artistes sur scène et dans la salle!
En 1951, George Balanchine créa au NYCB La Valse, à partir des valses de Ravel supra citées. Les premières enchaînent pas de deux, de trois et de quatre en permettant à la soliste – dans le cas présent, Laura Tisserand – de briller tandis que la dernière met en valeur tout le corps de ballet. La danse approche la perfection classique et alterne passages à l’unisson, gracieux port de bras, gestuelle expressive des mains, diverses saltations ; s’y opposent le chaud et le froid, la douceur et la vivacité, la simplicité et la technicité, les voltes et les équilibres. Le plus étonnant est sans doute le recours à la pantomime sur le thème éternel de la coquetterie féminine source de tentation, d’emballement, justifiant harcèlement, produisant frustration du partenaire masculin. Le final est hollywoodien, à base d’effets de symétrie, de lignes de fuite composées de deux rangées de huit couples. Une valse légère à la Tchaïkovski prend une ampleur straussienne et s’achève mélancoliquement, à la manière de Sibelius. La danse dès lors devient funèbre, et même macabre.
De même que Ravel a revisité la valse, une fois le texte de Colette « Ballet pour ma fille » transmué en œuvre opératique (L’Enfant et les sortilèges), il a pu refaire à sa façon une histoire de la musique qui va de l’exta-européen – du chinoisant – au contemporain en y injectant, comme Debussy et Satie, ce qu’il faut de ragtime, du foxtrot, d’airs à danser présageant les Années folles. Sans parler de l’instrumentation élargie au bruitisme futuriste avec force crécelles, coups de fouet, wood-blocks, etc. L’orchestration et l’ornementation chorale ont été subtilement restituées salle des Princes. L’immersion sonore a joué à plein, les chanteurs étant distribués côté jardin pour ce qui est des solistes et, à l’arrière, dans des loges pour les ensembles vocaux. L’amplification exigée par l’immensité du théâtre subaquatique créant du « délai » dans les retours des interprètes, ceux-ci se sont focalisés sur les mouvements des danseurs plutôt que sur les gestes du chef escamoté en fosse.
Ayant eu à succéder à George Balanchine et, dans une moindre mesure, à Jiří Kylián, Jean-Christophe Maillot n’a pas visé au spectaculaire, comme il l’a fait, le printemps dernier, avec La Belle. Il a supervisé et maîtrisé l’ensemble des individualités réunies pour l’occasion. Il a préféré la musique live au playback. La scénographie nous a paru sans épate, réduite à des sièges design inspirés par la technique de l’origami que le chorégraphe découvrit au Japon bien avant Xavier Veilhan, animée par les dessins à la ligne claire d’Ines Reddah faisant songer à ceux d’Alfred Jarry pour le père Ubu, aux fantoches d’Émile Cohl, à des têtes à Toto, à des bonshommes « patates » ou « têtards » pour un public de 7 à 77 ans. Le fidèle Jérôme Kaplan, déjà là en 1992, a signé les costumes surréalisants des bestioles, figuré les objets inspirés par Lewis Carroll ou Winsor McCay, il a habillé de crin et de soie de synthèse les interprètes de danse serpentine, conçu les tenues sexy de pom-pom girls, uniformisé le bataillon de mousses avec des maillots bretons à rayures horizontales, ces marinières jadis sublimées par Chanel et Picasso et, plus près de nous, par Gaultier et Goude. Par convention théâtrale ou par féminisme, une enfant incarne le garçonnet de la fable, en l’occurrence l’excellente Ashley Krauhaus. La chanteuse Cécile Madelin double celui-ci (ou celle-ci) tandis que la virtuose Marie Cayeux imite à la perfection les cris animaliers. Cette soirée réussie est déjà mémorable.
Visuel : L’Enfant et les sortilèges © Hans Gerritsen