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Triomphe pour Juan Diego Flórez à la Philharmonie de Paris

par Helene Adam
06.12.2023

Après un récital à Carnegie Hall et avant deux autres à Milan puis à Vienne, le ténor péruvien s’est arrêté, le 4 décembre, à Paris où il a fait un triomphe dans une salle conquise et chaleureuse, réussissant à surmonter un rhume persistant et offrant des moments d’intimité stupéfiants dans la grande cathédrale de la salle Pierre Boulez.

 

Flórez for ever

Le temps ne semble pas avoir de prise sur le ténor, roi du bel canto, dont l’ascension internationale a commencé par des exploits pyrotechniques, à l’été 1996, au festival Rossini de Pesaro dont il est à présent le directeur musical.

Silhouette mince et nerveuse, voix de velours et de rêve, style latin lover en diable, cheveux toujours aussi sombres, le ténor a cinquante ans et ne les paraît pas. Élégant, racé dans son costume trois-pièces impeccable, il va montrer tout au long de la soirée comment on construit un programme intelligent. En allant crescendo dans l’art de distiller l’émotion, il atteint des sommets, comme il se doit, par sa merveilleuse interprétation des chants hispanisants à la guitare et par une sorte de bouquet final qu’il ne pouvait réussir qu’après les ovations chaleureuses et encouragements du public : un « lève-toi soleil » à se damner dont l’aigu glorieux résonne encore sous la voûte céleste. Le public, et en particulier les groupes de ses supporters venus en famille, drapeaux déployés, vont lui prodiguer de multiples manifestations d’amour qui semblent avoir eu raison de son maudit rhume.

Débuts délicats

Et pourtant Flórez n’a pas commencé sous les meilleurs auspices. La salle est froide encore, la scène immense et presque nue avec le seul piano pour accompagnement, ce plateau qui a accueilli il y a peu l’orchestre gigantesque de la symphonie des mille et le ténor, déjà dévoré par deux mille yeux attentifs, souffre d’un terrible rhume très handicapant.

Le programme se contente d’indiquer les titres des morceaux, pas de paroles, pas de détails musicologiques, pas même l’année de création, et évidemment, pas de surtitres non plus.

Son « Caro mio ben» introductif, attribué à Tommaso Giordani (mais en fait, beaucoup plus ancien) montre qu’il a gardé un très beau timbre et une technique solide. Mais il aborde cet air antique baroque sans grand style et les tenues de notes paraissent hésitantes à plusieurs reprises. Le « Where you’re walk » du Semele de Händel manque un peu de rythme et le legato se durcit parfois lors du divin cantabile. On voit le ténor lutter contre d’évidentes difficultés qui affectent son aisance habituelle et ses ports de voix dans un air qui demande beaucoup de naturel.

Dernier de ses Arie antiche, Juan Diego Flórez nous donne un « Gia il sole dal gange » où les trilles sont parfois davantage esquissés qu’assurés et où l’élan que l’on attend reste un peu contraint. Il est évident que le ténor, malade, reste prudent pour tenir toute la soirée.

Mozart lui va si bien

À tel point que l’on se demande s’il a eu raison de maintenir son récital dans ces conditions. La suite nous donne tort, et ce, dès le premier des deux airs de Don Ottavio dans Don Giovanni où il démontre son aisance et son adéquation vocale aux rôles de ténors dans Mozart. La voix a retrouvé sa luminosité et sa souplesse, trilles et vocalises sont maitrisés, la ligne musicale parfaitement tenue et comme à l’habitude, le ténor sait donner tout son sens à ces deux superbes airs : le premier « dalla sua pace », chanté avec une grande élégance, un beau rythme, beaucoup d’intensité dans la voix, de beaux diminuendos et une sensibilité à fleur de peau que le ténor transmet à la salle avant d’aborder le deuxième air « Il mio tesoro intento », avec un tel entrain que nous sommes définitivement rassurés pour le reste de la soirée. Nous aurons du bon Flórez, du très bon même !

Mais Rossini aussi !

Dès que le ténor n’a plus eu exactement la même légèreté et la même facilité qu’à ses débuts dans les stratosphériques exploits bel cantistes de Rossini, beaucoup ont prédit la fin de sa carrière, au moins à ce niveau extrême de popularité dans le monde entier.

Force est de constater en entendant son délicieux « Deh tu m’assisti amore », extrait du Signor Bruschino du maitre de Pesaro, suivi du rapide, acrobatique et enlevé extrait d‘Ermione, que le ténor peut en remontrer à bien des belcantistes actuels, quant à la précision de ses vocalises, trilles et autres descentes chromatiques, même si un aigu ou deux est parfois plus dur qu’autrefois. Il reste en effet le style, la technique et surtout l’art de l’interprétation qui fait toujours les superstars. Il faut que le public se reconnaisse dans ces différents personnages à travers la seule voix de l’artiste qui n’a ni déguisement ni décor pour situer ces quelques minutes de drame.

De la romance de salon à la tragédie de Roberto Devereux

La deuxième partie poursuit la montée vers les sommets, d’abord avec ces trois romances de salons de la Belle Époque, composées par Paolo Tosti, dans lesquelles, ténor graciozo, il excelle, et qui remportent un vif succès : le charme lui va si bien et le raffinement d’une diction parfaite allié à un timbre suave de rêve, font merveille dans ces mélodies de grâce pure.

C’est avec gravité et sens du tragique que Juan Diego Flórez nous propose ensuite ce « E anchor la tremenda porta », extrait de Roberto Devereux de Donizetti, rôle pour lequel sa voix est sans nul doute insuffisamment large. Mais il s’en sort admirablement bien. Son « Io non temo la morte » (je ne crains pas la mort) sonne vrai et la grande scène du IV est tout à fait crédible. Pour son « O fege nedar potessi » suivi de « Quando le sere al placido », si souvent interprétés par des ténors spinto à la voix beaucoup plus large et plus idoines à Verdi, Juan Diego Flórez offre néanmoins un air de belle tenue, où l’émotion est perceptible.

Un Des Grieux de rêve dans Massenet

Mais c’est surtout son très beau Des Grieux dans le Manon de Massenet, avec ce style tout en dentelle et son impeccable diction française qui séduit le public au-delà de tout le reste. « En fermant les yeux » et « dans ma petite chambre » sont presque murmurés comme dans un songe, et le temps est suspendu dans la grande salle qui semble avoir rétréci pour enserrer le chanteur et son pianiste dans un halo à taille humaine presque intimiste.

N’oublions pas Vincenzo Scalera, pianiste accompagnateur complice, qui nous donne trois belles pages de piano solo au cours du récital : la bagatelle issue des « Péchés de vieillesse » de Rossini en première partie, puis la deuxième partie, l’intermezzo en mi-mineur du Mexicain Manuel Ponce et enfin la fameuse valse en fa majeur de Verdi, celle qui fut reprise dans Le Guépard de Visconti avec l’arrangement orchestral de Nino Rota. Choix judicieux et originaux qui prouvent la personnalité propre du pianiste au-delà de ses talents d’accompagnateur.

Soleil à tous les étages

Nul ne boude son plaisir et les ovations ont raison du rhume de Flórez. Il offre au public surexcité, d’abord le célèbre « Core Ingrato  » tout gorgé de soleil, puis trois « bis » latino accompagnés à la guitare, « Jose Antonio », « El dia que me quieras », « Cucurrucucu paloma » et enfin, récompense suprême, tant il est alors dans une forme vocale olympienne, un « Lève-toi soleil » de toute beauté.

Standing ovation pour le brillant ténor qui poursuit une carrière prestigieuse et vient d’annoncer le programme détaillé du festival de Pesaro de l’été 2024, où il incarnera lui-même l’Oreste d‘Ermione.

Visuel : © Kristin Oebermann