Capuçon-Levit-Brahms à la Philharmonie : l’âme d’un géant romantique ?

Le chaînon contesté

Johannes Brahms vit le jour en 1833 à Hambourg, à peine six ans après la disparition de Beethoven à Vienne. Héritier d’une tradition rigoureuse fondée sur les techniques du contrepoint et de la polyphonie, il fut rapidement classé parmi les « traditionalistes ». Pianiste virtuose, il interpréta avec excellence et s’imprégna profondément de Bach, Mozart et Beethoven. Cette filiation fut si marquée que sa première symphonie reçut le surnom, non sans ironie, de « dixième de Beethoven ».

Pourtant, les relations qu’il cultiva à Vienne, véritable épicentre du courant romantique, avec le violoniste Joseph Joachim, Franz Liszt et particulièrement le couple Schumann, imprégnèrent sa composition d’une sensibilité indéniable.

Depuis longtemps, son œuvre alimente d’innombrables controverses entre ceux qui, tel Friedrich Nietzsche, l’accusèrent de plagiat dans « Le cas Wagner », et ceux qui, comme Arnold Schoenberg, le considèrent comme un visionnaire ayant transcendé la structure classique.

Quelle meilleure occasion, alors, pour clarifier son propre jugement que d’écouter , dans la magnifique salle Pierre Boulez, Capuçon et Levit interpréter les trois sonates pour violon et piano ?

Le concert incontestable

De la remarquable complicité unissant ces deux artistes émanait un plaisir souverain à nous faire partager leur passion pour ces trois œuvres.

Chacun, dans son parcours, a développé une intimité profonde avec le compositeur.

Pour Renaud, s’il fallait ne retenir qu’une seule œuvre, ce serait sans doute le Double Concerto pour violon et violoncelle, qu’il a interprété à maintes reprises aux côtés de son frère Gautier, gravant dans les mémoires des moments d’exception.

Quant à Igor, son enregistrement récent des Concertos & Solo Piano Opp. 116-119, dirigé par Christian Thielemann avec le Wiener Philharmoniker, s’impose déjà comme une référence incontournable pour le pianiste germano-russe.

« La musique de Brahms ne peut vous laisser indifférent. C’est physiquement et émotionnellement impossible. Prenez l’op. 118 n° 2, par exemple, c’est comme une flèche tirée

directement dans votre cœur. C’est tout simplement la musique la plus belle, la plus touchante et la plus tendre que l’on puisse imaginer », confie Igor Levit.

On ne pouvait donc qu’attendre une interprétation d’exception, et l’attente fut comblée.

Chaque sonate possède son atmosphère singulière :

La sonate n°1 en sol majeur op. 78, composée en 1878 à Pörtschach en Carinthie, saisit d’emblée par l’équilibre parfait entre les deux instruments. Son surnom de « Regensonate » (sonate de la pluie) évoque le « Regenlied » (chanson de la pluie), conférant au violon une qualité vocale saisissante. Écrite après que Brahms eut appris la tuberculose de Felix Schumann, le benjamin des enfants de Clara et Robert Schumann, dont il était le parrain, cette sonate est imprégnée d’une mélancolie poignante admirablement transmise par Renaud Capuçon.

La deuxième sonate, opus 100 en la majeur, vit le jour en 1886 durant son « été de musique de chambre » au bord du Thunersee (lac de Thoune, en Suisse), d’où son surnom de « Thuner-sonate». Elle doit à ce cadre idyllique sa fraîcheur et sa majesté, que la spontanéité du jeu d’Igor Levit traduit avec éloquence. Si l’influence des lieder s’y fait également sentir, elle apparaît moins prégnante que dans la première sonate, notamment dans le splendide « Allegretto grazioso ».

La sonate n°3 en ré mineur op. 108 fut composée dans le même environnement, lors de l’été 1888. Elle sollicite la virtuosité des deux interprètes par son écriture proche d’un concerto. Le troisième mouvement, « un poco presto et con sentimento », déploie des sonorités évoquant la musique tzigane, pour le plus grand bonheur de Renaud, qui semblait danser avec son violon, et d’Igor, bondissant sur son tabouret – un spectacle qui fut également le nôtre.

Contesté ou incontestable ?

Au cours de ce concert, Renaud Capuçon et Igor Levit nous ont permis d’apprécier avec éclat la richesse de composition et la personnalité hors du commun de Brahms. Le plaisir qu’ils nous ont transmis fut absolu, transcendant largement la querelle « traditionaliste ou progressiste ». Son œuvre, qui a influencé des compositeurs aussi divers qu’Elgar et Schönberg, témoigne de son importance capitale dans le paysage musical.

Laissons à Renaud le mot de la fin : « Aucune musique ne se partage autant que celle de Brahms. Sans être joyeuse, elle remplit de bonheur. »