Nous avons rencontré Gunnar Harms, l’un des premiers violons et membre du comité directeur de l’Orchestre Gewandhaus, à l’issue de la Quinzième symphonie, le troisième jour du Festival Chostakovitch à Leipzig. Nous avons échangé sur la vie et l’œuvre de Chostakovitch et de ses interprètes.
La Quatrième symphonie évoque pour moi les différentes symphonies de Gustav Mahler. C’est une œuvre profondément personnelle. Je ne prétends pas la comprendre dans son intégralité, mais j’ai l’impression que le compositeur essaie de s’y exprimer en tout liberté et de se libérer de tout ce qui l’a lié jusqu’alors. Il ne se fixe aucune limite. En même temps, il doit avoir une immense confiance en lui pour écrire une forme aussi grandiose et utiliser l’orchestre de la sorte. C’est un chef-d’œuvre bouleversant, avec des effets orchestraux incroyablement intéressants. Je trouve les idées d’instrumentation qu’il réalise ici tout simplement géniales.
Oui, parce que Chostakovitch n’avait pas osé publier la Quatrième par crainte qu’elle ne soit trop formaliste, trop radicale, trop extrême pour les gardiens de la culture socialiste. Il s’est ensuite engagé dans une voie compositionnelle complètement différente en écrivant la Cinquième symphonie pour se donner un peu d’air après cet article de la Pravda [« Le chaos au lieu de la musique » du 28 janvier 1936, accusant Chostakovitch de formalisme]. On comprend comment Chostakovitch aurait pu évoluer de manière encore plus extrême sans ce vent contraire politique. Je trouve que cette pièce se trouve à la croisée des chemins et elle représente pour moi cette déchirure.
J’ai entendu le Boston Symphony Orchestra jouer la Huitième et la Onzième symphonie et j’ai trouvé leur interprétation époustouflante. Ils connaissent bien Chostakovitch, pour avoir enregistré toutes ses symphonies [avec Deutsche Grammophon, sous la direction d’Andris Nelsons]. Ce sont des musiciens formidables que je connais bien pour avoir joué avec eux pendant trois mois en 2024 dans le cadre de notre programme d’échange. Mais, il y a des différences, en effet. Nos instruments à anche double, le basson et le hautbois, ont un son beaucoup plus sombre et plus rond. C’est peut-être une question d’habitude, mais je trouve cela particulièrement beau, surtout pour ces longs solos de bois expressifs.
Ensuite, les trompettes américaines sont tout simplement des instruments différents. De nombreux orchestres allemands les utilisent, mais dans les orchestres allemands très traditionnels, on joue plutôt des trompettes allemandes, qui sont plus douces et plus rondes. Nos timbales sont également très différentes. Nous jouons sur les « timbales de Dresde » qui ont une plus grande longueur dans les dynamiques douces et un peu plus de corps dans le son. Dans le Gewandhaus Orchester, nous sommes des fétichistes du son pour chaque instrument et nous recherchons toujours un son plutôt sombre qui se mélange bien avec l’ensemble.
Je me suis davantage intéressé à Chostakovitch à travers ses quatuors à cordes. Je joue moi-même dans un quatuor à cordes [Quatuor Grieg] et j’ai acquis beaucoup d’expérience en écoutant et en jouant. Sinon, j’ai joué environ deux tiers des symphonies, avec des chefs très différents. Je me souviens d’une très belle Sixième avec Yakov Kreizberg, le chef russe qui est mort très jeune. J’ai joué la Première et la Cinquième avec Kurt Masur, le chef qui a dirigé le tout premier cycle complet des symphonies de Chostakovitch. C’était très intéressant aussi. Et nous avons également joué la Quinzième, avec Michael Sanderling, le fils de Kurt Sanderling.
C’est formidable de pouvoir perpétuer ainsi une tradition directe. Son père a travaillé avec Mravinski et a assisté à de nombreuses premières, qu’il a parfois même dirigées lui-même. Nous avons également joué Chostakovitch avec le père et le fils Jurowski. C’est une famille qui était proche de Chostakovitch. Michail Jurowski jouait des duos de piano avec lui. La musique de Chostakovitch fonctionne parfaitement toute seule, mais le contexte ajoute une dimension supplémentaire à la compréhension de cette peur qui s’y cache, de cette ambiguïté, de cette ironie. Le contexte rend certaines choses plus émotionnelles. Une interprétation trop jubilatoire de la Cinquième, par exemple, me gêne. Je trouve qu’elle ne doit pas se terminer dans une liesse insouciante, mais plutôt sur une note grinçante, les dents serrées.
Non seulement qu’il le comprend, je trouve qu’il le représente. Je sens une très forte attraction de sa part. Ces dernières années, nous avons eu de nombreuses représentations merveilleuses de Tchaïkovski et il a aussi beaucoup à offrir avec Richard Strauss. Mais c’est chez Chostakovitch que je ressens sa plus grande identification personnelle. Nelsons ne se conforme pas toujours servilement aux indications du métronome. Parfois il accélère soudainement un passage à un endroit où le compositeur n’a rien prescrit dans ce sens. Mais dans l’ensemble, j’ai le sentiment qu’il a vraiment une grande vision architecturale. Il recherche toujours l’émotion juste. Quand il répète avec nous, il trouve des images pour chaque passage de chaque symphonie et ce sont ces images qui mettent l’orchestre au diapason. Par exemple, pour ce long solo de basson dans la Quatrième symphonie, il nous invite à imaginer un homme, père de six enfants, durement frappé par le destin, qui entonne un chant funèbre. Comment va-t-il s’en sortir ? On sait alors comment il faut jouer.
En fait, c’est toujours celle que je joue à ce moment-là. Mais parmi les symphonies, ma préférée est actuellement la Symphonie n° 10. Elle est magistrale. C’est une symphonie qui montre un compositeur plus en paix avec lui-même que dans la Quatrième ou la Huitième. Quand on l’écoute comme une symphonie, on peut dire que c’est vraiment un chef-d’œuvre. Elle est tout simplement merveilleuse. Nous la jouerons à la clôture du Festival.
Visuel : © Gunner Harms