Clara Ysé, un show immortel

Avez-vous déjà été au fond de l’océan ? Au début du set, nous y sommes, pris•es dans une pénombre bleue chaude, enveloppé•es par le son des fonds marins. La lamentation d’un saxophone et des sonars… on voit presque, loin au-dessus de nos têtes, la lueur du ciel, les coques des bateaux, et le ventre des dauphins dont on perçoit les sonars. La pression est immense à cet endroit des profondeurs. Puis soudain un cœur, bambam bambam bambam….

Née dans une yourte (ou dans les abîmes océaniques)

Accompagnée du saxophoniste Quentin, de Tony au clavier, de la basse d’Ingrid et de Philippe à la batterie, Clara Ysé installe une douceur chaude, presque moite, qui ouvre les voiles de nos abymes. Avec son micro, elle ondule, elle communie. « Parle-moi d’amour un petit peu », incante-t-elle en hissant de ses aigus tout en grave le « Soleil à minuit ». Le travail sur les lumières, tantôt en puit tantôt grésillantes, est fascinant, installant l’intime, si unique à ses chansons, dans toute la salle. Ils sont absents mais on les imagine – les lustres, les bougies, les tapis, l’encens, la poussière – comme si, d’une mélodie même, elle nous téléportait au Théâtre Zingaro, ou dans une yourte au milieu d’un bœuf dans un désert tsigane. 

Nourri de son histoire personnelle et de sa passion pour les chants traditionnels, cet album est un millefeuille de sonorités, de références. Fille de la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle et du peintre Bruno Dufourmantelle, son premier amour est le chant lyrique. Puis la musique est devenue sa religion, comme une révélation, sa maison immatérielle, la promesse de pouvoir, depuis ses viscères, expier ses douleurs, dire ses peurs, écrire grand et conjurer le sort, pour elle et pour d’autres, peut-être. Elle hisse les voiles, et ses chansons deviennent de petits talismans, dans le firmament, des milliers de petites étoiles qui nous permettent de mieux accepter que parfois les gens que l’on aime se perdent. 

La sincérité du cœur 

Tous ces textes partent de là, de ces tripes, et elle nous y emmène par sa scénographie. Nous sommes est dans les bas fonds bleus, bercé•es par le saxophone lourd et sourd. Nous sommes, comme les danseurs invités sur scène, pris dans les courants, dans les vagues, regard porté vers le haut et la lumière en puits, comme plongé•es au fond de la piscine avec l’horizon, plus haut. Le saxophone nous balade, nous pousse, par une mélopée de plus en plus resserrée, de plus en plus forte. Clara Ysé nous enveloppe en chantant le néant, nous prend dans sa vague mélodique et adoucit les remous des barques existentielles posées sur le chaos océanique. 

Elle a le don de trouver les bons mots, les bonnes images, les bons sons. La chanteuse raconte l’amour, au sens large ; celui pour les amoureux•euses perdu•es (« Magicienne »), celui pour nos mères (« Lettre à M »), celui pour les lieux qui sont des bénédictions (« la maison »). Autant d’adorations qu’elle prononce entourée par sa garde rapprochée, ses musicien•nes déjà, et ses ami•es, qu’elle admire. Elle n’a pas peur du corps à corps, de pleurer avec le saxophone, de se faire enivrer par la basse. Elle n’a pas peur du cœur à cœur, de faire valser sa voix sur leurs sons, de s’assoir pour les observer dans leurs solos, de les convier. Thomas de Pourquery vient chanter « Soleil » avec elle, leur duo, et elle ravive le souvenir d’une église, rejoue cette version de « Le monde s’est dédoublée » accompagnée du violoncelle de Sary, du violon Sylvian et du chœur composé par Elia, Pablo, Lou et Paul. 

Un univers, une mer, un bestiaire

Mais Clara Ysé, dans le texte, ce sont aussi des obsessions, un imaginaire que l’on connaissait déjà mais qui nous saute aux oreilles tant leur évocation, médiée par la scène, s’affirme. Comme son père qui peint le plus souvent à partir de fonds sombres, elle est guidée par cette quête de lumière, de comment faire émerger la clarté de la profondeur sombre. Chez elle, il n’est question que de « nuit », de « soleil », de « cendres », de « pyromanes », de « feu » et d’« étoile », de « flammes », de « lune », d’ « éclats », d’« obscurités », d’« éclair », de « lumières », de « diamant stellaire », de « fleurs incendiaires », du « noir » et du « soir ». Trop de mots pour ne pas en relever le lexique. L’ombre et la lumière, mais la « mer », aussi. Le concert n’a de cesse d’y faire référence : tout le set durant l’Olympia est une salle océanique, avec tout ce que les textes disent de « phares », de « rivages », de « voiles », d’« eaux cristal », de « naufrages », d’ « océan », de « lagune », d’ « écume », de « vague », d’ « île » et de désert, aussi.

Son amour pour les musiques traditionnelles transparaît lui aussi dans les sonorités nées pour la scène, des souffles évoquant les didgeridoos au souvenir d’une « llorona » qu’elle interprète à la guitare. Les percussions et les sons métalliques plantent le décor d’une ville déserte de western mexicain où il tonne quelque chose, où son bestiaire se balade, autant de « bêtes », d’« oiseau », de « louve », de « tigre », de « serpent », de « chienne », de « chevaux », de « panthère », de « lynx » et de « guépard », aux côtés desquels elle « cavale », « est aux abois », dans lesquels elle se mue à mesure que les notes de sa guitare légère cavalent, comme le galop d’une Calamity Jane qui s’évaderait,  les bottes foulant la poussière.

Clara Ysé partage, avant tout, avec son bestiaire, avec ses ami•es, et avec son public, qu’elle fait participer sans relâche, à qui elle déclare sa flamme, sur scène, puis au milieu de la fosse. Elle n’arrive pas à se résoudre à mettre un point final à cette soirée car, nous dit-elle, « ce soir avec vous, la vie se distingue {…} si vous saviez combien je voudrais que la nuit dure entre nous ». Pour finir, elle livre, dans un sublime a capella, une version de cette chanson talisman qu’elle aurait rêvé avoir écrit, « Immortels » écrite (et reprise par) Dominique A pour Alain Bashung. Et cette soirée, dans nos esprits a minima, est immortelle.