Le 1er décembre, la Maison de la radio accueillait le chef d’orchestre espagnol Pablo Heras-Casado, la soprano canadienne, Barbara Hannigan, et le compositeur palermitain Salvatore Sciarrino autour de la création mondiale de Love & Fury (Songbook from Stradella), encadrée par Momentum pro Gesualdo da Venosa ad CD annum et la somptueuse version originale de L’Oiseau de feu d’Igor Stravinsky. Le concert « sous le signe de l’éclectisme musical » est disponible sur le site de Radio France.
La soirée s’ouvre avec Momentum pro Gesualdo da Venosa ad CD annum, un arrangement pour orchestre de chambre qu’Igor Stravinsky a fait de trois madrigaux Carlo Gesualdo, prince de Venosa (1566-1613) pour célébrer les 400 ans de sa naissance. L’œuvre d’une durée d’exécution de sept minutes a été créée le 27 septembre 1960 à la Biennale de Venise par l’Orchestra del Teatro La Fenice, dirigé par Stravinsky. Belle revanche historique pour le maître napolitain, banni de l’enceinte de Saint-Marc par les Vénitiens.
Personnage haut en couleur, le Napolitain Carlo Gesualdo tuera son épouse Maria d’Avalos et son amant Fabrizio II Carafa, duc d’Andria, surpris en flagrant délit d’adultère le 16 octobre 1590. Isolé et souffrant de dépression, Gesualdo passera le reste de sa vie à se repentir du double meurtre, notamment en se faisant flageller quotidiennement par des garçons adolescents, engagés exprès pour « chasser ses démons ». Ce « crime d’honneur » inspirera Salvatore Sciarrino à composer, en 1999, l’opéra La terrible et effrayante histoire du Prince de Venosa et de la belle Maria pour le Théâtre de marionnettes sicilien Opera dei Pupi. En 2019, le film Dolorosa Giola de Gonzalo López raconte l’histoire du mariage de Carlo Gesualdo avec Maria d’Avalos dans le présent et sans dialogues, laissant la narration uniquement à la musique.
Stravinsky s’intéresse rapidement au maître de la Renaissance et se fascine pour les dissonances qu’il découvre dans la musique expressive et expérimentale de Gesualdo au cours des années 1950, mais aussi pour ses harmonies audacieuses et un langage chromatique très en avant-garde à son époque. Après avoir complété les Tres Sacrae Cantiones en 1959, Stravinsky revient à Gesualdo l’année suivante. Il « recompose » alors trois de ses madrigaux – Asciugate i begli occhi (Livre V), Ma tu, cagion di quella atroce pena (Livre V) et Beltà poi che t’assenti (Livre VI) – pour un orchestre de chambre sans flûte, clarinette ni percussion.
L’arrangement et la composition de l’orchestre laissent la part belle aux vents, notamment les cuivres, auxquels les cordes répondent langoureusement. L’écriture de cette œuvre de Renaissance expérimentale, revisitée par un Stravinsky serein et élégant de la période américaine, est à la fois harmonieuse et décalée. Sous la direction de Pablo Heras-Casado charismatique et généreux, l’Orchestre Philharmonique de Radio France nous livre une performance de belle facture. Plus métallique que ronde, plus ciselée qu’ample, son interprétation donne un son éminemment moderne qui accentue encore sa superbe étrangeté à cette œuvre « abstraite, moderne et très radicale », comme la décrit Pablo Heras-Casado à l’antenne de France Musique.
Après cette exquise introduction, la soirée se poursuit avec la création mondiale de Love & Fury du compositeur sicilien Salvatore Sciarrino, avec comme interprète, la chanteuse et chef d’orchestre vedette, Barbara Hannigan, la dédicatrice de l’œuvre. L’enchaînement se fait naturellement entre la musique de Gesualdo et celle de Sciarrino, grand amateur de la musique Italienne des XVIe et XVIIe siècles qui va réinterpréter l’œuvre de Stradella, « l’un des compositeurs les plus originaux de l’histoire de la musique italienne » selon Heras-Casado. « Monteverdi, Gesualdo, Cavalli, Stradella, étaient des compositeurs à l’époque très radicaux, des outsiders, et c’est ça qui intéresse Sciarrino et Stravinsky. »
Sciarrino et Hannigan travaillent ensemble depuis 2013, lorsqu’ils commencent à chercher « des choses étranges, des sons, des souffles inconnus. » La nouvelle Eurydice selon Rilke, le fruit résolument moderne de cette collaboration et la première œuvre que Sciarrino écrit pour la chanteuse et cheffe d’orchestre canadienne, est ainsi créée en 2015. Love & Fury, la deuxième œuvre que Sciarrino dédicace à Hannigan s’appelait pour commencer Barbara’s Songbook et elle consistait en quatre chansons. « Et puis il en a ajouté cinq autres, » raconte Barbara Hannigan à France Musique à l’issue du concert, avant d’ajouter « Neuf, c’est un peu trop et à un moment donné, ma voix n’a pas suivi. » Réputée pour sa curiosité et son audace, ainsi que son goût pour la musique contemporaine, Hannigan plonge dans son rôle sans compromis. Grande, svelte, vêtue d’une longue jupe rouge sang et d’un haut noir, telle une Vénus de Botticelli repensée par Andy Warhol, Barbara Hannigan investit la scène avec l’assurance de quelqu’un qui assume ses fêlures et affronte le danger avec courage et défiance.
Love & Fury s’inscrit dans la démarche de Salvatore Sciarrino qui consiste à revisiter les partitions des siècles antérieurs, en l’occurrence, celle d’Alessandro Stradella, en éclairant la musique du passé d’une lumière différente. « On entend la musique de Stradella dans les couleurs de l’orchestre, spécialement dans les bois et dans les cors, » précise Hannigan. « C’est très spécial. » Love & Fury s’inspire de deux sources principales : l’opéra Il Moro per amore de 1681, écrite par Flavio Orsini, et l’oratorio San Giovanni Battista de 1675, écrit par Ansaldo Ansaldi. Le recueil de neuf airs est « dédié à Barbara Hannigan et à sa personnalité aux multiples facettes » et la partition inclut également deux canzonettas isolées. Après Gesualdo, Salvatore Sciarrino se trouve, une fois de plus, séduit par un personnage dévoré par la passion.
Si Gesualdo, cocu et consommé par une rage moralisatrice, tue son épouse et l’amant de celle-ci, Stradella pêche par excès de libido qui, au demeurant, lui attire de graves ennuis. Après avoir séduit la maîtresse d’Alvise Contarini, un puissant aristocrate vénitien, le compositeur sulfureux est poignardé par deux hommes et laissé pour mort à Gênes en 1677. Il survit à l’attaque et fuit à Gênes où un tueur à gages l’achèvera de trois coups de couteau le 25 février 1682. L’assassin n’a jamais été identifié, mais on soupçonne les frères de l’une des jeunes conquêtes du compositeur d’avoir commandité le meurtre. En 1844, Friedrich von Flotow s’inspire de la vie de ce compositeur italien, génial, débauché et canaille, pour écrire son opéra Alessandro Stradella.
Les neuf chansons sont pétries de passions, de drames et de tourmentes amoureuses. Hannigan y navigue dans un vaste champ d’émotions avec une voix qui est à la fois suppliante, furieuse, affligée et mystique. Son timbre austère manque parfois d’ampleur, de chaleur et même de séduction et ne se projette pas aussi bien que l’on le souhaiterait (malgré le soin de Heras-Casado, l’orchestre la noie plus d’une fois). Mais c’est avec cette voix que Hannigan pénètre la noirceur de l’âme et va jusqu’au bout du délire, quitte à y laisser des plumes. L’autodidacte palermitain Sciarrino a écrit une musique étrange, expressive et excessive que Barbara Hannigan interprète comme pour faire sien la célèbre déclaration de June Miller : « J’ai fait les choses les plus viles, mais je les ai faites superbement. » Pablo Heras-Casado et l’Orchestre Philharmonique de Radio France accompagnent la chanteuse avec attention, précision et dans un souci d’excellence. Le compositeur rejoindra Barbara Hannigan et Pablo Heras-Casado sur scène pour des accolades joyeuses devant un public modérément enthousiaste. « Cette musique mériterait une voix plus chaleureuse, plus ronde, » suggère une spectatrice voisine avec un air de regret et un indéniable accent italien. « Je suis palermitaine aussi, » ajoute-t-elle fièrement et applaudit au succès de son compatriote.
L’Oiseau de feu, inspiré de l’un des contes nationaux russes les plus célèbres et créé le 25 juin 1910 à l’Opéra de Paris par les Ballets russes sur une chorégraphie de Mikhail Fokine, avec des décors d’Alexandre Golovine et Leon Bakst, représente le romantisme tardif de l’école russe. Pour narrer l’histoire du jeune Ivan Tsarévitch, qui vainc le maléfique demi-dieu Kochtcheï à l’aide d’un oiseau fabuleux, Igor Stravinsky, le plus jeune et le plus talentueux des élèves de Rimski Korsakov (à qui il dédicacera L’Oiseau de feu) « étire l’expression jusqu’aux plus extrêmes limites de l’harmonie », comme l’explique Klaus Mäkelä qui enregistre un Oiseau de feu d’anthologie.
Comme Mäkelä, Pablo Heras-Casado opte pour la version ballet originelle de 1910. D’une durée d’exécution de 45 minutes et avec une orchestration gigantesque et atypique (trois trompettes, des cloches, des tubas wagnériens, des percussions, etc.), la version ballet est, selon Heras-Casado, « la plus radicale et la plus moderne de toutes ». La partition est riche et colorée et invite les spectateurs à s’adonner à leur imagination. Même si dans une version concert, nous ne voyons pas de mouvements du ballet, la musique évoque des images et des visions individuelles. « Il n’y a aucune banalité dans la partition ! »
Sous la direction assurée et élégante de Heras-Casado, l’Orchestre de Radio France s’épanouit dans un univers sonore magique, peuplé de personnages de contes de fées. Heras-Casado apporte un méticuleux soin aux détails des nuances et des contrastes et permet ainsi à l’orchestre de déployer son talent et sa superbe énergie. La succession des bois dans le Jeu des princesses, le son clair et sec des cordes incarne admirablement la fougue de l’Oiseau. La Danse infernale de Kachtcheï aurait pu être encore plus endiablée, mais l’exécution quelque peu sereine gagne en clarté du son et la puissance de la narration n’en pâtit point. Le basson de la Berceuse est remarquablement étiré et la séquence riche en détail. Les vents magistraux brassent une immense palette de couleurs et Le Finale est torrentueux, comme si ces musiciens impressionnants se lâchaient dans une explosion d’expressivité poétique qui ne laisse aucun doute, ni sur leur immense talent, ni sur leur plaisir de jouer.
Les spectateurs applaudissent le chef et l’orchestre chaleureusement et longuement ; ils acclament, tour à tour, les pupitres des vents, le premier violon solo, Nathan Mierdl, pendant que Heras-Casado serre les mains des musiciens et salue le public. Avec un dernier sourire, le maestro espagnol ferme la partition et prend congé. Une belle soirée d’émotion et de découverte !
Visuel : @Marco Borggreve