A l’Opéra national de Finlande, la fabuleuse « Ferme des animaux » d’Alexandre Raskatov fait dresser les cheveux sur la tête

La Ferme des Animaux selon Alexandre Raskatov

Né à Moscou le jour des funérailles de Staline, fils d’un journaliste du Krokodil et d’une médecin héroïne de guerre, et petit fils d’un bagnard du goulag, Raskatov n’avait nul besoin de lire La Ferme d’animaux pour connaître la brutalité du régime soviétique. « Le livre était interdit », sourit Raskatov, « et  puis, je n’avais aucune raison de le lire ». Avant de poursuivre, plus grave: « C’est en écrivant que je me suis intéressé à cette histoire qui fait aussi partie de ma biographie. Je voulais montrer cette peur permanente qui m’a fait quitter mon pays. »

Sophie De Lint,  la directrice de l’Opéra d’Amsterdam, propose au compositeur installé en France d’adapter La Ferme des animaux en opéra en décembre 2019. En lisant la dénonciation satirique du stalinisme d’Orwell en russe et en anglais, Raskatov y observe des incohérences et des erreurs : « Orwell était un prophète, mais il ne savait pas tout sur notre pays ». Dans le livret qu’il écrira avec Ian Burton, Raskatov opte pour un message universel. « Je ne voulais aucune référence géographique, ethnique ou religieuse. Cela peut arriver n’importe où. »

Dans le texte original, le corbeau s’appelle Moïse et il est espion et traitre. « Je n’étais pas à l’aise avec la connotation religieuse de son nom », explique Raskatov. « Pour Orwell, le corbeau représentait l’église orthodoxe, mais sous Staline, la religion n’avait pas une telle importance, même si le KGB était bien infiltré dans ses rangs. En revanche, dans les années 1930/40, on venait vous chercher dans une voiture noire qu’on appelait le corbeau noir ».  Dans le livret de Raskatov, le corbeau s’appelle Blacky et il incarne le personnage nauséabond de Lavrenti Beria, chef du NKVD et le bras droit de Staline, ainsi que la police secrète qu’il dirige.

La jeune truie Pigetta, le deuxième personnage inventé par Raskatov, est plus drôle et tout aussi virtuose. Raskatov a écrit le rôle pour l’inimitable Karl Laquit (qui chante aussi le rôle de l’âne Benjamin) dont la voix couvre trois tessitures et quatre octaves et demi. « Casta Pigetta », la parodie de « Casta diva », chantée dans une voix de soprano lyrique par un grand gars aux bras tatoués, vêtu en robe de velours rouge, offre aux spectateurs une pause humoristique salutaire.

L’issue de cet épisode est pourtant amère : Beria a fait tuer la jeune actrice qui avait rejeté ses avances, avant de déposer sur sa tombe les fleurs qu’elle avait refusées. Raskatov fait également le choix de mettre en scène la mort de Boule-de-Neige (Snowball) /Trotski : « Dans le livre, il disparaît, mais il a été tué dans la vie, donc je le montre. » Les citations emblématiques de Boukharine (« Koba, pourquoi ma mort t’était-elle nécessaire ?  ») et de Staline (« Pas d’homme, pas de problème ») apportent encore plus d’authenticité à ce récit d’une glaçante actualité.

Une distribution hors norme pour une œuvre extraordinaire

La Ferme d’Animaux d’Alexandre Raskatov, coproduite par quatre opéras (Amsterdam, Vienne, Helsinki et Palerme) et récompensé en novembre 2023 par le prix de la première mondiale de l’année lors du gala des International Opera Awards, est déjà un classique. Dédicacée à Irina Chostakovitch, la partition de Raskatov est engageante, visuelle, lisible, pétrie de drame et parfaitement rythmée. Mais elle repousse aussi les limites phoniques des chanteurs, aussi bien dans les suraigus que dans la basse profonde.

Rien qu’au niveau vocal, l’exécution de La Ferme des animaux nécessite dix-huit solistes, parmi lesquels plusieurs rôles extrêmement exigeants, voire périlleux, et deux chœurs, dont un chœur d’enfants. A cela il faut ajouter un orchestre dont le pupitre surdimensionné de percussions comporte plus d’une cinquantaine d’instruments différents, mais aussi deux saxophones, deux harpes, des guitares électriques et un cymbalum. Le chef d’orchestre et compositeur Bassem Akiki (voir notre interview ici), qui a créé l’œuvre à Amsterdam en 2023, assure une direction rigoureuse et précise de l’Orchestre national finlandais.

« J’avais imaginé une pyramide de voix, » explique Raskatov autour d’un verre après la première.  « Le Maréchal descend jusqu’à la note la plus basse de la partition (contre ut grave) et Mollie, monte jusqu’à la note la plus aiguë, le contre la bémol. Toutes les autres voix se situent entre ces deux extrêmes. Cette palette vocale créé une sorte d’orchestre vocal d’une cinquantaine de personnes. Chaque soliste a sa fonction musicale et symbolique, mais j’ai aussi mis en place un system d’effets vocaux  pour les distinguer. »

La basse finlandaise Tuukka Haapaniemi dans le rôle du cochon idéologue mourant (Lénine) qui transmet sa flamme révolutionnaire descend au-delà de la gamme. Sa prestation est d’autant plus bluffante que c’est son premier rôle solo.  A l’autre extrême, la soprano américaine Holly Flack, parfaite dans le rôle de la jument coquette Mollie, chante des aigus qui vont au-delà de la note la plus haute de  l’air de la Reine de la Nuit sous un masque de cheval joliment paré.  « Le masque est lourd et on le porte comme un casque de moto, mais on s’y habitue, il est très bien fait, » nous rassure la pétillante Américaine en battant ses faux-cils, comme pour souligner son propos.   

L’étendue des gammes vocales, les sauts vertigineux entre les registres, les onomatopées imitant les animaux et le chant déclamatoire exacerbé, nécessitent une agilité vocale et une technique exceptionnelles. La soprano Elena Vassilieva (Blacky) et le ténor, haute-contre, contreténor sopraniste français Karl Laquit (Benjamin / Pigette), n’ont pas de doublure. On prie pour leur santé car ils sont les seuls à pouvoir chanter les rôles écrits spécialement pour leur voix. A l’extraordinaire prouesse vocale de Vassilieva et de Laquit s’ajoute leur présence scénique tout aussi captivante.

Dans le rôle de Blacky, Vassilieva personnifie la terreur. Vêtue d’un trench noir et arborant une moustache et des lunettes noires, elle rôde sur scène en permanence, surveille, écoute, commente, interroge, menace et finalement, tue. Blacky est la force invisible derrière le pouvoir qui tire toutes les ficelles et Vassilieva l’incarne avec une énergie, une voix et une diction qui font froid au dos. Sa partition est d’une épouventable difficulté technique et comprend – outre les 82 suraigus – des sons qui n’existent pas dans le monde de l’opéra. Sur un ton faussement conspirateur, Raskatov chuchote, jetant un regard brillant d’espièglerie à sa femme :  « J’ai écrit ce rôle impossible pour Elena, pour me venger. »

Laquit chante deux personnages que tout distingue avec la même éloquence expressive. En  Benjamin, le vieil âne philosophe, appuyé sur sa béquille, il braille ses propos cyniques avec l’ennui supérieur d’un vieux sage qui en a vu d’autres ; et en Pigetta, la jeune truie qui chante son dernier air à un tortionnaire dépravé, il nous livre un bel canto cristallin et plein d’espoir d’un avenir radieux.

Dans le rôle de Napoléon, le baryton-basse moldave Roman Ialcic nous offre une interprétation qui manque de mordant. Certes, sa carrure (plus de 2m) est impressionnante et il a fière allure dans sa veste bleu Klein, mais il ne dégage aucune menace ou esprit de ruse qui pourrait nous faire croire que nous sommes en présence d’un dangereux sociopathe autoritaire et paranoïaque. Son Napoléon est un grand beau gosse, genre un joueur de rugby d’une intelligence modeste, qui aime profiter de la vie et du luxe que lui offre le pouvoir, sans trop se fatiguer par ailleurs.

Heureusement, ses sbires, Blacky et Beau-parleur (Squealer), rattrapent admirablement le jeu. Le ténor américain James Kryshak incarne le Beau-parleur, le redoutable homme de main de Napoléon, avec des attaques parfaites, une diction irréprochable et une sinistre présence sur scène qui n’est pas sans rappeler Christian Bale dans American Psycho.  Dans le rôle de Boule-de-Neige (Snowball), le ténor lyrique allemand Michael Gniffke projette sa voix souple avec clarté, sa diction est travaillée, mais nous regrettons que son jeu de scène ne soit pas plus habité.

En revanche, la très versatile Iida Antola, chanteuse, compositrice et pianiste finlandaise endosse avec panache le rôle de Muriel, la chèvre alphabète qui représente cette masse éduquée qui comprend ce qui se passe sans avoir la capacité, la volonté ou le courage d’agir. Le baryton écossais Luke Terrence Scott est tout aussi engageant dans le rôle de M. Pilkington, le propriétaire de la ferme voisine qui séduit la jument Mollie avec une ligne mélodieuse et jazzy. Le contre-ténor russe Artem Krutko endosse le rôle de Minimus, le cochon-poète au service du pouvoir et l’auteur du très inspiré hymne « Camarade Napoléon » avec beaucoup d’entrain et d’autodérision et une voix souple et contrastée qu’il projette bien.

Hercule (Boxer), le Stakhanoviste dévoué à la cause, est interprété par le baryton finlandais Aarne Pelkonen. Sa voix chaleureuse et ronde se marie remarquablement bien avec celle de la mezzo-soprano finlandaise Jeni Packalen dans le rôle de sa campagne aimante et maternelle Fleur-de-Trèfle (Clover), même si le couple manque de définition dans son incarnation quelque peu inachevée. L’impression qu’ils donnent à ne pas être à leur place sur ce plateau peuplé d’animaux en pleine métamorphose vers quelque chose de funeste et menaçant est efficace car renforcée par une musique éloquente, presque cinématographique.

Le ténor finlandais Mika Pohjonen et la soprano finlandaise Johanna Rusanen, tous les deux de célèbres interprètes wagnériens, sont M. et Mme. Jones, les propriétaires humains de la Ferme des Animaux avant la révolution. D’une crasse à toute épreuve, ce couple humain en surpoids et imbibé d’alcool intervient sur scène et titube dans le public. Leur jeu extravagant et grotesque est accompagné d’un chant, marqué par de larges sauts entre les registres, des aigus tranchants, sans pour autant perdre de clarté et de luminosité.

Une mise en scène signée Damiano Michieletto

Le metteur en scène italien place l’action de la Ferme des Animaux dans un contexte encore plus sombre que celui imaginée par George Orwell et qui reflète le sort résolument monstrueux que l’humain réserve aux animaux au 21^ème siècle. Michieletto confine d’emblée les animaux de ferme dans des cages, partiellement suspendues au-dessus de la scène. Dans ce décor, entre l’élevage industriel et l’abattoir, se déroule l’histoire universelle des hommes et de leur obsession pour le pouvoir et la domination.

Raskatov et Burton ont largement préservé l’histoire originale de La Ferme des Animaux, ses personnages et l’arc narratif qui nous mène de la vision de liberté articulée par le vieux Maréchal (Old Major) mourant jusqu’à l’enlisement dans la dictature qui ne fait qu’imiter la précédente, mais en pire. Vainqueurs dans la bataille qui les oppose à Jones, les animaux sont désormais maîtres de leur destin et savourent, pendant une brève période, la liberté, la fraternité et l’égalité. On regrette que l’unique scène de la bataille (la deuxième sera juste racontée), superbement traité dans la partition, n’ait pas été mieux chorégraphiée sur scène. Trop statique, elle est en inadéquation avec la musique, alors qu’elle aurait dû marquer l’apogée du premier acte.

Les cochons, les animaux les plus intelligents et fins stratèges, s’emparent rapidement du pouvoir et bafouent l’une après l’autre les sept règles que les animaux avaient établies pour guider leur conduite. Parmi les cochons, deux leaders émergent, Napoleon et Boule-de-Neige (Snowball), les avatars de Staline et Trotsky. Dans la lutte pour le pouvoir qui suivra, le premier l’emportera et fera tuer l’autre. Tandis que les chevaux, notamment Hercule (Boxer), travaillent jusqu’à l’épuisement, les moutons suivent aveuglement, les chèvres se taisent et le corbeau Blacky surveille, l’écart se creuse entre la classe dirigeante des cochons et les autres.

Damiano Michieletto et Klaus Bruns (costumes) imaginent une mise-en-scène hyper-réaliste qui fonctionne remarquablement bien, y compris dans le registre humoristique. Tous les animaux à l’exception de Blacky portent des masques. L’avantage de ce choix est ce que la transformation des animaux en humains est aussi facile que graphique, mais le spectateur peine parfois à distinguer les groupes d’animaux entre eux (tous les masques sont de la même couleur) et surtout, on ne voit pas toujours qui chante, surtout lorsque la voix est d’une qualité inhabituelle.  N’empêche, les masques et les costumes sont beaux et bien conçus.

Le couple Jones, le premier à débarquer sur scène, donne le ton et la palette. M. Jones ivre mort et à quatre pattes, Mme Jones à sa poursuite, l’injuriant de toutes ses poumons, font leur entrée dans une explosion de couleurs, de cris et d’hilarité. Au fur et à mesure que les masques tombent et que les cochons revêtent les habits d’homme, emménagent dans la maison, boivent du whisky, réécrivent l’histoire et sèment la terreur, la lecture de la scène devient volontairement plus difficile et les rôles brouillés. Seuls quelques vieux révolutionnaires émaciés, épuisés, désillusionnés, ou cyniques, gardent leurs vêtements déchirés et les souvenirs de la révolution et de ses premiers acquis.

La dernière scène réunit autour d’une table, Napoléon et ses sbires, tous habillés en  habits d’homme, une multitude de jeunes femmes en paillettes de toutes les couleurs, Blacky qui rôde autour des hommes, et le couple Jones. Ivres, bruyants, obscènes, les convives ne font plus qu’une race, celle des oppresseurs. Et au menu? Le cochon! Le spectacle se termine ainsi dans une ambiance d’épouvante prémonitoire. Les applaudissements et les cris retentissent dans la salle comble de l’Opéra de Helsinki et témoignent de l’enthousiasme des spectateurs pour cette œuvre sensationnelle et ceux qui l’ont créée. Le compositeur, présent en salle, sera ovationné chaleureusement.