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« Je suis une fille de mon époque. J’ai découvert l’amour en même temps que #MeToo. Ca ne me concernait pas, pas plus que ça ne m’a affectée. Ma jeunesse me servait d’immunité, j’avais un amoureux, et il me semblait que si je devais croiser la route d’un porc un jour, j’en mourrais. Je me trompais sur tous les points. »

C’est le deuxième roman magistral d’une impressionnante jeune femme de vingt-trois ans. Il s’agit bien d’un roman, bien que le contenu soit assez autobiographique, or tout écrit de cette nature échappe à la simple autobiographie par la liberté de l’écrivain dans la façon d’ordonner, d’agencer les mots et de leur donner sens. Ce livre est la preuve que paradoxalement, plus l’on va dans l’intime, plus on est dans le partageable. Il est probable que presque tous les événements narrés soient arrivés à leur autrice, mais ils ne sont pas arrivés qu’à elle. C’est tout le génie de Capucine Delattre, qui par sa sincérité parle rapidement à d’autres cœurs que le sien. C’est d’abord son talent littéraire qui permet cela, par l’inventivité de son style d’une part et par la finesse de ses réflexions d’autre part, les deux ne formant qu’un, en réalité. Si le premier est si bon, c’est parce qu’il est constitué de phrases choc, non par la force facile d’une brutalité bête et gratuite dans ses formules mais par la pertinence de leurs nuances, souvent à l’apparence de paradoxes. Ceci a une cause profonde : c’est un livre d’une intelligence remarquable et pas seulement en raison de la jeunesse de l’autrice. Capucine Delattre a ce talent proustien de décrire et d’analyser la complexité de la pensée après telle ou telle expérience vécue. L’analyse est d’autant plus forte que c’est effectivement du vécu; elle sait de quoi elle parle, c’est précis, concret. Et malheureusement, cet aspect personnel n’empêche pas de s’y retrouver (au contraire), car si les problématiques évoquées ne sont pas des faits universels, elles sont néanmoins extrêmement répandues, du moins pour la moitié de l’humanité. Et l’autrice en est consciente.

 

Un Monde plus sale que moi est le roman des jeunes filles de #MeToo, indique le résumé, « celles qui avaient dix-sept ans en 2017, celles dont on se dit qu’elles sont nées suffisamment tard, dans un monde suffisamment progressiste pour que rien ne puisse leur arriver, mais qui ne sont en réalité pas plus protégées que leurs aînées de la violence des hommes. C’est l’histoire de toutes ces filles qui croyaient devenir femmes alors qu’elles devenaient proies. C’est l’histoire d’une époque – la nôtre. »

 

C’est un roman sur l’ambigüe « zone grise », l’ambiguïté se situant davantage dans le terme lui-même, rarement justifié, que dans les situations qu’il est censé désigner. C’est un roman sur la découverte du féminisme, sur la désillusion, le passage à l’âge adulte, le tiraillement entre l’envie d’être désirée et le désir d’être respectée, la culpabilité ressentie par la victime, et les sentiments (plus ou moins) contradictoires. Je ne veux pas qu’on minimise ce que j’ai subi, mais je ne veux pas me sentir obligée d’en souffrir. Je le hais, mais il n’est pas un monstre et je ne voudrais pas le traumatiser par mes accusations. Je suis résolument féministe, mais de quel droit m’affirme-t-on que je ne m’en remettrai jamais, si c’étaient bien des viols…

 

A une époque où le débat fait défaut, faute de respecter les opinions divergentes, il est bon de lire un livre écrit par une jeune femme féministe en 2023 et néanmoins disposée à exposer ses propres contradictions, les pensées dont elle a honte et ses critiques face à certaines injonctions aux intentions pourtant bienveillantes.

 

C’est un de ces livres qui nous apprennent ce que l’on pense et ce que l’on ressent, ce que l’on a pensé et ressenti, en mettant les mots justes sur des impressions diffuses et parfois non formulées. Un de ces livres qui nous accouchent de nous-mêmes, et que l’on comprend lorsqu’on comprend qu’on est compris par eux.

 

Éventuellement, il conduira ses lecteurs et lectrices à coucher leurs propres expériences sur le papier et ainsi à n’être plus leur passé mais à avoir un passé, et par conséquent à passer à autre chose.

 

Pour cela, plutôt que de dire bravo, il convient d’énoncer le plus élogieux et essentiel : merci.

 

 

 

Un Monde plus sale que moi, Capucine Delattre, éditions la Ville Brûle, 18 euros, 280 pages.

Visuel : couverture du livre