Les Editions L’Echappée, nostalgiques d’un Paris perdu, rééditent des livres imprégnés de l’atmosphère de la capitale. C’est au tour de Rue du Havre de Paul Guimard de reprendre vie : une belle découverte.
Michel Fugain le chante : « C’est un beau roman, c’est une belle histoire/ C’est une romance d’aujourd’hui […]/ C’était sans doute un jour de chance […]/ Un cadeau de la providence ». Car Rue du Havre, roman de Paul Guimard publié en 1957, c’est avant tout cela : une question de chance.
Le sexagénaire Julien Legris est persuadé que deux êtres qu’il croise tous les matins rue du Havre, proche de la gare Saint-Lazare, sont faits l’un pour l’autre « comme le vent pour la mer, la main pour la main ». Lui qui vit une existence terne et solitaire s’est persuadé que Catherine et François doivent se rencontrer. Et l’ancien combattant occupe un poste d’observation de choix, lui qui vend sur le trottoir des billets de loterie. Chaque matin, Julien Legris maudit les onze minutes qui séparent les arrivées des deux trains respectifs des probables tourtereaux : « Chaque jour, Julien voyait passer devant lui ces deux êtres complémentaires séparés par une éternité de onze minutes dont la dimension tragique le consternait ». L’affaire de Julien prend une nouvelle tournure lorsque François le recrute pour endosser le costume de Père Noël dans un grand magasin. À partir de là, Julien se met en tête de présenter Catherine à François, qu’il ne connait même pas lui-même.
Paul Guimard brasse adroitement les destins de ces trois personnages dans le Paris grouillant des années 1950. Il y a d’abord le portrait immensément triste de Julien Legris, ancien combattant, célibataire, sans enfant, lui qui n’attend plus rien de la vie mais qui s’est pour autant mis dans la tête de jouer le rôle d’entremetteur : « le destin ne pouvait pas être assez cruel pour lui faire rater la vie des autres après avoir saccagé sa propre existence ». François, lui, est un fringant trentenaire, s’emmerdant gentiment dans son boulot de publicitaire, ayant « souvent balancé entre les chèques de la publicité et la frugalité exaltante de l’art ». Et enfin, Paul Guimard présente Catherine, jeune fille de dix-huit qui ne rêve que de théâtre et de cinéma et qui, enfin repérée pour l’adaptation cinématographique d’un prix littéraire, se voit monter en haut de l’affiche. Bien avant le #Metoo du cinéma français, le peinture que fait l’auteur de l’industrie culturelle fait froid dans le dos.
Par sa plume oscillant entre la tristesse et l’humour, Paul Guimard nous conte habilement l’histoire de trois solitudes qui cherchent à trouveur leur place dans un monde grouillant. Deuxième roman de l’auteur de Les Choses de la vie (adapté au cinéma par Claude Sautet en 1970), Rue du Havre ravit par sa peinture d’un Paris à l’orée de la société de consommation.
« [Catherine] dit la surprise des premiers contacts avec cette machinerie singulière qui possède ses propres lois physiques, économiques et sociales, sa terminologie, sa morale, ses dieux, sa géographie et son histoire. En entrant au studio pour tourner le bout d’essai décisif, son premier sentiment avait été qu’elle cessait d’exister. Jamais auparavant elle n’avait pris conscience de sa personnalité, ni que celle-ci fût la résultante d’une certaine manière de penser, de marcher, de s’habiller, d’une somme de petits choix, dont elle était seule comptable. Catherine, dix-huit ans, cheveux blonds coupés court, robe de drap couleur de sable, visage tendre et corps léger, démarche sage… Paradoxalement elle eut la révélation de son existence dans l’instant qu’elle se désincarnait. »
Rue du Havre, Paul GUIMARD, L’Echappée, « Paradis perdu », 154 pages, 15 €