Un roman qui redonne une voix aux figures de l’ombre.
« Pour vous, ce sont des mythes, pour moi, ce sont des histoires de famille. » Difficile d’imaginer meilleure entrée en matière : Médée naît et grandit dans le bruissement des exploits héroïques, ceux que l’on raconte encore aujourd’hui comme si les dieux de l’Olympe étaient des personnages de légende. Pour elle, ce sont des oncles, des cousines, des spectres familiers. Mais le merveilleux s’effondre quand un oracle annonce la ruine de son royaume et que son beau-frère meurt sous ses yeux. Le silence s’impose aussitôt : son père, pour étouffer la vérité, l’exile sur une île peuplée de serpents. Là vit Circé, tante recluse, magicienne que l’on dit folle. Ce bannissement se transforme en initiation : Circé ouvre à Médée l’espace d’une parole autre, celle des femmes, des vaincues, des « monstrueuses » que l’histoire classique a effacées.
C’est là, je crois, l’une des grandes forces de Chloé Perrot : réussir à faire entendre une voix antique avec une langue qui n’a rien de poussiéreux. On retrouve l’élan du chant homérique, mais débarrassé de son vernis d’omniscience : place à la polyphonie, aux voix multiples, discordantes parfois, qui tissent un récit mouvant. On dit des poètes qu’ils voient ce que nos oreilles n’entendent pas et c’est bien cette magie qui se déploie ici. On n’assiste pas à une reconstitution figée mais à une réinvention, où le mythe devient matière vivante, malléable, vibrant de résonances contemporaines.
En lisant ce roman, j’ai pensé à l’héroïne d’Isabelle Sorrente dans Medusa : même goût pour les figures marginales, monstrueuses, qui refusent de se plier au récit officiel. Médée, ici, n’est plus seulement l’amoureuse meurtrière que la tradition nous lègue, mais une jeune fille en quête de vérité et de liberté, avide de récits qui ne se contentent pas d’assigner les femmes à des rôles de figurantes. Comme Circé, comme Méduse, elle s’invente une autre fin ou, plutôt, elle arrache à l’histoire la possibilité de réécrire la sienne. À travers ce texte, Chloé Perrot ne prétend pas restituer « le vrai visage » de Médée. Elle fait plus juste : elle en invente un autre, en propose une image décalée, insoumise. Et c’est précisément dans cet écart, dans cette tension entre héritage et révolte, que le roman m’a emportée. J’ai refermé Médée avec cette impression rare qu’un mythe, au lieu de se figer dans la pierre, pouvait encore respirer, se transformer, nous parler au présent.
Chloé Perrot, Médée. Naissance d’une sorcière, sortie le 12 septembre 2025, Talents Hauts, 272 p., 17,50 euros.
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