A la suite du succès de La Maison en 2023, les éditions Corti publient à nouveau l’œuvre de Julien Gracq. Retour ici sur Lettrines, paru pour la première fois en 1967.
Lettrines, tout comme En lisant en écrivant du même Julien Gracq, fait partie de ces livres que tout bon khâgneux doit avoir lu. Au style inimitable de l’auteur du Rivage des Syrtes s’additionne surtout une profondeur de réflexions sur la littérature et ce qu’elle peut, donnant là matière à tout bon élève qui souhaiterait étoffer ses dissertations. A priori facile à lire, Lettrines est constitué de petits textes, tels des pensées pascaliennes, sans pour autant que Gracq tombe dans l’aphorisme abscons (on relèvera tout de même quelques pensées courtes bien senties, comme celle-ci : « Le monde de Dostoïevsky : une société sous une tornade d’idées, comme un champ sous une tornade de grêle. »).
En termes de littérature, Gracq revient sur des auteurs qui comptent fortement pour lui : André Breton et le surréalisme (le premier roman de Gracq, Au château d’Argol, est fortement teinté de surréalisme), Balzac, Proust, Paul Claudel… L’auteur d’Un balcon en forêt revient aussi bien sur le roman que sur la poésie (« La poésie : je ne sais si, comme on le dit, elle a eu ses martyrs, mais le plus grand de ses confesseurs à notre époque, sans nul doute, a été André Breton. ») ou le théâtre (Gracq pensant que les pièces de théâtre de Tchekhov pourraient être rendues par un autre moyen d’expression).
Mais Lettrines s’éloigne aussi du champ littéraire pour parler énormément de paysages et de lieux qui comptent pour Gracq, comme ces dernières pages sur Hossegor, ou alors ces pages sur la Bretagne qui « a cessé de vivre, si elle l’a jamais fait, de souvenirs et de légendes », sur la Corse, Montségur, etc.. Gracq parle également de Wagner, qu’il admire, et finalement très peu de cinéma, alors que la Nouvelle Vague bat son plein.
On trouvera aussi dans Lettrines quelques informations biographiques, même si Julien Gracq ne tient pas là un journal (on ne saura rien de sa vie familiale ou amoureuse). L’importance qu’occupe son service au cours de la Seconde Guerre mondiale revient souvent, notamment lors d’un passage où ressurgit un mépris de classe peu reluisant, l’auteur se retrouvant à surveiller une section de voltigeurs qui parlent de sujets triviaux.
On trouve donc de tout dans Lettrines, et si certaines pensées paraissent obscures car enrobées dans un style un peu trop ampoulé, si certaines autres nous semblent datées (la supériorité de l’homme sur la femme car celui-ci se rase tous les matins, ce qui lui donne un peu de temps pour méditer !), force est de constater que Gracq, particulièrement lorsqu’il parle de littérature, arrive à faire passer des idées fulgurantes en quelques mots à peine.
« Chaque fois que je trouve et que je feuillette les menus brûlots collectifs que lâchait périodiquement le surréalisme encore dans sa sève : tracts, paillons, proverbes, catalogues d’exposition, revues éphémères, « dictionnaire abrégé du surréalisme », « projets d’embellissement irrationnel de Paris », je suis frappé par le talent qui jaillit là de source presque à chaque page, comme si le vent, après quarante ans, faisait bouger encore et vivre la verdure neuve de cette saison enchantée. »
Lettrines, Julien Gracq, Editions Corti, 256 pages, 19 euros
Visuel : © Couverture du livre