« Le Fil » de Christophe Bourdin : Tentative d’épuisement d’un épuisé

La littérature autour du Sida compte quelques figures tutélaires : les écrits d’Hervé Guibert, Les Nuits fauves de Cyril Collard, Le Sida et ses métaphores de Susan Sontag… Maintenant que le texte est de nouveau disponible, réédité par Gallimard dans sa collection L’Imaginaire, il faudra compter sur Le Fil de Christophe Bourdin pour mieux comprendre l’épidémie de sida des années 1980-90, et vivre de l’intérieur le récit d’un malade.

Le texte est découpé en trois parties. La première, « Temps des hypocondries », est rédigé à la deuxième personne du singulier, comme si l’auteur s’adressait à un homme qu’il n’est plus, un jeune garçon homosexuel hypocondriaque rassuré par l’ordre et la routine : « tu aurais aimé que chaque journée qui s’ajoutait aux précédentes fût inscrire dans le mouvement uniforme d’une continuité, qu’aucun accident ne vînt briser la ligne droite de ton histoire, le cours de ton destin », le dernier mot ayant son importance, tant Christophe Bourdin semble croire en une certaine fatalité.

Rédigée à la première personne du singulier, la deuxième partie, « Temps de l’agonie », est le journal d’un malade qui, sans que les années soit précisées (l’auteur meurt en 1997 à 32 ans), alors même que certaines entrées ne présentent pas de date, décrit minutieusement la lente déchéance d’un malade. Angoisses, examens, rendez-vous médicaux, espoirs, pensées suicidaires, peur de contaminer, tout y passe. Comme si, en accumulant les détails, les listes et les précisions, Bourdin cherchait à épuiser sa maladie en en rendant compte le plus précisément possible. Certains passages bouleversent, notamment lorsque l’auteur décide d’appeler ses parents et de les informer de sa maladie (« j’ai entendu mon père sangloter bruyamment qui avait pris l’écouteur à côté d’elle, j’ai ajouté que je l’aimais, qu’il fallait qu’on me le dît aussi »).

La dernière partie, « Temps du rêve », sur huit pages, décrit de manière onirique la vie heureuse d’un couple homosexuel, refermant le livre sur une succession de subjonctifs imparfaits. On prend d’autant plus compte que ce « temps du rêve » restera au stade de l’imaginaire. Comme l’explique Anthony Passeron en introduction : « Il fut l’un de ceux que le sida a contraints à entrer en littérature. C’est la maladie redoutée, annoncée puis vécue qui impose à un jeune trentenaire l’exercice de l’écriture comme une vaine tentative d’expression de l’indicible, de l’inexplicable. »

« je m’observe continuellement, je m’inspecte d’un œil méthodique, je m’espionne dans les miroirs ; je redoute d’y croiser la tête de mon cadavre ; je la sens parfois si près d’apparaître, si près de se superposer enfin à mes traits actuels, que je m’y perds, que je ne sais plus voir, à force de l’attendre, si elle est vraiment là, en face de moi, dans le rectangle de la glace, ou s’il s’agit d’une fable, d’une hallucination. D’une projection de mon esprit. Je me surprends, parfois, à regretter que tout ne soit déjà fini. Je me quitte si rarement. Je viens de vivre une décennie bien exténuante : je n’aurais jamais supposé, avant cette épreuve, que tant de longanimité fût possible. »