Deux jeunes femmes, auparavant amies, évoluent au tournant de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Une peinture juste, rythmée, et qui ne manque pas d’humour.
Comme on parle du Marvel Cinematic Universe (MCU), il faudra maintenant parler du DLU : Darrieussecq Literary Universe, soit un univers étendu où plusieurs œuvres, a priori disparates et sans aucun lien, finissent par se recouper et former un grand tout. Car Fabriquer une femme, dernier roman en date de Marie Darrieussecq, et belle révélation de cette rentrée littéraire d’hiver 2024, remet en scène les deux jeunes femmes que l’on avait appris à connaître dans Clèves (2011), et se permet de raconter à nouveau une histoire qui avait été développée dans un précédent roman, sans que l’on ne dévoile lequel ici pour ne pas divulgâcher.
Ce dernier roman s’ouvre donc alors que Solange et Rose, deux amies de longue date, s’éloignent peu à peu l’une de l’autre, bien qu’elles habitent l’une en face de l’autre, dans la ville basque de Clèves (« On se ressemblait peut-être quand on était petites, mais la vérité, c’est qu’on n’est pas du tout les mêmes. »). La cause ? La grossesse précoce de Solange, lycéenne, qui met au monde dans la douleur un enfant qu’elle abandonnera à sa mère et ne verra pas grandir. D’un côté, Rose, la sage Rose, fille d’une bonne famille, en couple avec Christian. Elle croit avoir trouvé l’amour, mais est-ce le bon ? « Si Platon a raison et que notre moitié se balade quelque part, était-ce justement dans ce petit village qu’elle devait la trouver ? » De l’autre cette Solange, un peu plus délurée, qui rêve d’ailleurs, et étouffe dans sa petite ville. Son truc à elle, c’est le cinéma. Elle fera carrière, c’est sûr, même si la route doit être longue.
Marie Darrieussecq, avec toute l’intelligence dont elle est coutumière, parvient à dresser deux trajectoires différentes qui illustrent ce que c’est qu’être une femme. Et qu’un constant important s’impose à Rose et Solange, toutes les deux hétérosexuelles : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. » (citation de Duras citée en exergue du roman Il faut beaucoup aimer les hommes (2013)). Il y a ce Christian un peu mou mais pas méchant, et puis il est amoureux de Rose ; mais aussi ce charmeur de Marcos, barman, qui drague les deux filles même s’il est leur aîné de dix ans ; ou encore ce Kouhouesso toxique. Tous sont tournés en ridicule (Marcos crie « C’est pour toi ! » lorsqu’il jouit) face à deux femmes non pas puissantes mais décidées.
La réussite de Fabriquer une femme tient également dans ses petites touches pour refaire vivre une époque : le tournant entre la fin des années 80 et le début des années 90. Il y a ce concert de Barbara, cet ami qui se tue à mobylette, la chute du mur de Berlin, la peur du SIDA qui rode, les meubles achetés chez Habitat… Découpé en trois parties : « D’après Rose », « D’après Solange » et enfin « Ensemble », le livre adopte le rythme de ses deux héroïnes : posé et réfléchi pour Rose, à toute allure et énervé (et donc un peu plus compliqué à lire) pour Solange. On se demande au départ ce que cherche Darrieussecq, avant d’être peu à peu emporté par ce compte-rendu de deux vies.
Fabriquer une femme, Marie DARRIEUSSECQ, éditions P.O.L, 336 pages, 21 €