Elena Kostioutchenko nous dévoile la réalité quotidienne en Russie
par Jean-Marie Chamouard06.05.2024
Elena Kostioutchenko est journaliste au journal indépendant Novaïa Gazeta. Dans « Russie, mon pays bien aimé », elle nous parle de sa vie de journaliste, de ses reportages, de ses enquêtes dans cette immense Russie souvent effrayante.
Une journaliste sur tous les fronts
Elena Kostioutchenko est née en 1987 à Iaroslavl, une petite ville de Russie. Elle raconte son arrivée à Moscou à 15 ans, sa passion pour le journalisme, elle écrivait ses premiers articles alors qu’elle était encore lycéenne. Elle est devenue reporter à Novaïa Gazeta à 19 ans et nous fait visiter « son journal », devenu son refuge, sa famille. Elle décrit son admiration pour Anna Politovskaïa et le choc de sa mort. Elle parle aussi de son engagement en faveur de la communauté LGBT.
Ses reportages vont passionner le lecteur. Au Khovrinka d’abord. C’est un hôpital en ruine, un lieu violent, terrifiant, siège de tous les trafics, mais qui est aussi un refuge pour tous ceux, souvent adolescents, « qui sont trop mal à l’extérieur ». Le Sapsan est le TGV russe, le train rapide qui relie Moscou à Saint-Pétersbourg. Elle nous conduit dans les villes et villages que traverse le Sapsan. Elle interroge ceux qui se contentent de voir passer les trains alors que les passagers, eux, ne regardent même pas par la fenêtre. Nous sommes dans un monde de pauvreté, d’ennui, de violence. L’alcoolisme est omniprésent. La campagne dépérit, se dépeuple, la forêt progresse, comme dans le village familial. Et puis il y a le racisme vis à vis des caucasiens et l’homophobie pouvant conduire au meurtre comme dans le cas de ce vieux couple homosexuel.
Le détour par le grand Nord est encore plus saisissant. Elle décrit un village frappé par la misère, l’acculturation et par une épidémie de suicide. La région arctique est touchée par la pollution industrielle et la corruption comme dans la ville minière de Norilsk. «Pour la péninsule de Taïmyr c’est comme Tchernobyl. Le fleuve est une chose sainte, vivante et maintenant il est mort». Le dernier reportage remonte à Mars 2022, sur le front en Ukraine. Un conflit rendu possible par la longue accoutumance du peuple russe à la guerre.
La vérité quoi qu’il arrive
«Être journaliste c’est dire la vérité». La recherche de la vérité est le moteur du travail d’Elena Kostioutchenko, le fil conducteur de son livre. La thèse centrale est que «si les Moscovites ont appris à vivre comme à Berlin, la grande Russie effrayante commence derrière leurs maisons aisées».
Ses enquêtes de terrain sont passionnantes. Elle décrit avec talent leur cadre de vie et donne la parole à une foule de gens simples qui peuvent raconter leur quotidien. Elle mène les interviews avec sensibilité et empathie, en particulier auprès des familles de victimes de l’attentat de Beslan en Ossétie du Nord en 2004. Les témoignages recueillis sont de véritables enquêtes sociologiques. Elle nous montre la destructuration de la jeunesse populaire, confrontée au manque de travail, au vide, à l’absence d’avenir. La longue immersion dans un hôpital psychiatrique fermé est une reportage exceptionnel, d’une grande intensité émotionnelle.
Elle aborde les difficultés d’être une journaliste indépendante. Il faut accepter de vivre en marge, composer avec une certaine soumission au pouvoir de la population. En Russie, «être correct c’est suivre l’ordre établi». Malgré les entraves, elle réussit un véritable journalisme d’investigation, comme en 2014 lorsqu’elle enquête sur la disparition des corps des soldats russes morts dans le Dombass, dans une guerre qui n’existait pas officiellement.
Le lecteur ne pourra qu’admirer le courage, la détermination d’Elena Kostioutchenko et de ses collègues de Novaïa Gazeta, malgré l’assassinat de plusieurs d’entre eux. « Leurs photos sont accrochées dans la salle de rédaction, mais il avait toujours de la place pour un visage de plus». Ce livre est aussi une leçon du journalisme et il éclairera le lecteur sur la violence en Russie, sur la vie quotidienne et les malheurs du peuple russe. Un livre passionnant.
Elena Kostioutchenko, Russie, mon pays bien aimé, traduit du russe par Anne Marie Tatsis-Botton et Emma Lavigne, éditions Noir sur Blanc, 450 pages, 24 Euros, sortie le 08 02 2024
Visuel(c): couverture du livre, éditions Noir sur Blanc
Charles Berbérian, Seynabou Sonko et Elise Goldberg remportent le prix de la Porte Dorée
par Prune Fargetton16.05.2024
« Tous des traîtres » et « Petite sale » : deux polars à lire d’urgence
par Julien Coquet15.05.2024
