Elle est une femme de radio, une chercheuse de voix, une arpenteuse des marges qui n’a jamais cessé d’écouter celles et ceux que l’on entend peu. Avec son livre Cabaret, prolongement de LSD, la série documentaire : Cabaret réalisée pour France Culture, Céline du Chéné explore un siècle et demi d’audace, de corps indisciplinés, de cris, de rires et de luttes. Rencontre avec une passeuse passionnée par cet art qui traverse les époques en vibrant toujours au présent.
Tout part d’une série documentaire réalisée pour France Culture en 2024 avec Laurent Paulré. L’idée m’a été soufflée par Monsieur K qui m’a dit qu’il y avait vraiment quelque chose à explorer sur le cabaret. Je connaissais peu son histoire, je doutais même que l’on puisse faire quatre heures sur le sujet et aujourd’hui je sais qu’on aurait pu en faire seize. J’ai ensuite eu la possibilité de transformer cette série radiophonique en livre, et c’était formidable car c’est une matière oh combien visuelle. Cette aventure s’est donc écrite à deux voix, avec Laurent, et grâce à toutes celles et ceux qui m’ont guidée dans ce monde fascinant.
Elle est ancienne sans être datable précisément. Quand j’avais la chronique « L’Encyclopédie du mauvais genre », j’ai commencé à interviewer des artistes de cabaret. Je me souviens par exemple avoir rencontré Jean Biche en 2013, Martin Dust, et surtout des artistes néo burlesques. En réalité, mon premier vrai sujet cabaret remonte à 2005 avec The Kisses Cause Trouble. Petit à petit je suis entrée dans ces lieux, j’ai observé cette scène, j’ai suivi ses artistes. À l’époque on n’utilisait pas autant le mot cabaret. Il revient en force avec la réouverture de « Madame Arthur » en 2015, puis l’engouement post Covid. Cela fait une vingtaine d’années que je la vois se transformer.
D’abord, une définition historique. Le cabaret est un lieu où se succèdent des numéros sans lien les uns avec les autres, portés par un maître ou une maîtresse de cérémonie, dans un espace où l’on peut boire et parfois manger. Mais le cabaret que j’aime est celui de l’audace. Un cabaret flamboyant, irrévérencieux, politique, qui montre toutes sortes de corps, qui refuse les normes, qui interroge les sexualités, qui secoue et qui libère. Un endroit où l’on bascule dans une autre dimension pendant deux ou trois heures, et d’où l’on ressort étonnamment armé pour affronter le monde.
Depuis un an et demi il en occupe une nouvelle. Monsieur K m’a proposé de rejoindre son cabaret « La Barbichette » pour animer « Radio Barbichette ». Au départ je pensais n’être qu’une voix puis je me suis retrouvée visible, en tenue, sur le côté de la scène. Je ne suis pas devenue artiste de cabaret, mais j’anime, je présente, et parfois je chante quand on me le demande. Je n’avais jamais fait cela. La scène ne m’attirait pas mais j’ai dit oui par amitié et par confiance. Ce projet m’a emmenée dans des territoires inattendus et précieux.
Environ une année pleine, en deux temps. Trois mois d’enregistrement et de montage pour la série documentaire, trois mois de préparation intense. Puis six mois pour le livre, travaillés presque jour et nuit. J’ai pu m’appuyer sur tout ce que j’avais déjà accumulé en vingt ans de terrain, d’interviews, de visites de cabarets, et sur des sujets historiques que j’avais déjà abordés à la radio. Ce livre est aussi une forme de synthèse de ces années de recherche sonore.

Je ne suis pas historienne, je suis intervieweuse. Je suis allée vers celles et ceux qui détenaient la connaissance. Je n’ai pas eu le temps de faire un travail d’archives au sens strict, six mois n’auraient pas suffi. J’ai donc recueilli la parole des spécialistes et tenté de me rapprocher au plus près de ce que furent ces lieux, même si c’est difficile. Le cabaret est un art minoré et ses archives sont rares. Il reste des récits d’écrivains qui allaient s’encanailler pour observer ces mondes, mais leur regard est souvent biaisé. J’ai essayé de naviguer entre ces sources pour restituer quelque chose de juste sans jamais prétendre à l’exhaustivité.
J’ai peu jeté. Le montage le plus drastique a été celui de la série documentaire, contrainte par ses quatre heures. Beaucoup de séquences ont disparu à ce moment-là. Pour le livre j’ai pu réutiliser des rushs, développer d’autres aspects. Ce qui me manque ce sont les années que je n’ai pas eues. Il y a des artistes dont je n’ai pas parlé et que je regrette de ne pas avoir pu inclure. J’ai privilégié les périodes qui me passionnent le plus, comme le dix-neuvième siècle !, les années vingt, le cabaret berlinois, Madame Arthur des années cinquante et soixante, et la scène queer contemporaine. Entre ces époques, je suis allée vite faute de temps.
Oui, notamment le cabaret pendant l’Occupation. Il existe quelques travaux mais pas assez pour comprendre ce que chacun a réellement fait. Suzy Solidor a beaucoup été pointée du doigt, peut-être davantage parce qu’elle était une femme. Je ne veux pas formuler de soupçons infondés. Le cabaret n’est pas un espace intrinsèquement vertueux. Il reflète les tensions de son temps. Comprendre cette zone de trouble demanderait un travail historien approfondi.
La dimension révolutionnaire du French cancan ! Je n’avais jamais mesuré à quel point cette danse bousculait l’ordre établi. Chaque figure porte un nom, chaque geste est une résistance envers les autorités, l’Église, la domination masculine. Et les pseudos comme « Poil aux pattes » ou « Petit Caca » changent complètement l’image de la femme porcelaine du dix-neuvième siècle ! Cette femme corsetée qui peut à peine bouger et qui est donc mineure à vie, là tout à coup ces femmes, ne serait-ce qu’en portant ces pseudos là, font un grand bras d’honneur au romantisme et à une vision très figée de la femme et du corps féminin.
Et puis j’ai aussi été très touchée en découvrant que Robert Badinter avait défendu Coccinelle. En 1959, il a plaidé pour que son changement d’état civil soit reconnu afin qu’elle puisse être légalement nommée Madame. Je ne le savais pas. Comprendre qu’un homme politique de cette stature ait porté une telle bataille pour une artiste trans à cette époque m’a bouleversée.

The Kisses Cause Trouble en 2005, dont l’énergie punk et le rapport au corps m’avaient secouée. Leur façon de mêler grotesque, érotisme et grand guignol m’a profondément marquée. Rencontrer Bambi forcément a été un bonheur immense. Elle m’a montré son petit Bambi qu’elle garde depuis toujours en disant qu’il est un peu défraîchi comme elle, en riant. Et puis Victor Lemaure, essentiel pour comprendre l’esprit du renouveau cabaret des années deux mille. Grâce à lui et à Monsieur K j’ai pu suivre l’évolution d’une scène d’abord très queer puis plus ouverte, avec les risques que cela implique pour préserver des espaces sûrs.
Je pense que c’est notre conception de la flamboyance qui change au fil du temps. Mais « La Petite Chaumière » était flamboyante, bien sûr, c’était du jamais vu, on n’avait jamais vu ça. Et ces lieux là, ce sont des lieux en perpétuel mouvement, évidemment ils s’inspirent beaucoup de ce qui se passe à l’extérieur, ils ne sont pas figés.
Oui ! Coccinelle et Bambi sont les premières femmes trans que le public a pu voir. Les cabarets étaient parfois les seuls espaces où elles pouvaient être elles-mêmes. Pour les personnes concernées, c’était une liberté inestimable. Est-ce que cela a immédiatement changé le regard extérieur ? Peut-être pas. Cela demande du temps. Mais ces figures ont ouvert des portes immenses, au prix souvent très lourd payé par celles et ceux qui tracent le chemin.
Madame Arthur à ses débuts, dans la petite salle, avec Monsieur K, Charly Voodoo, L’Oiseau Joli et La Vénus de mille hommes . Je me souviens m’être retournée et avoir vu La Big Bertha dans le public. Cette sensation de liberté était incroyable. Les soirées du « Secret« ont aussi été incroyables. Et puis toutes celles de « La Barbichette » depuis que j’y participe. Et puis je pense aussi à « La Bouche », à Martin Dust, la liste est longue…
Oui, même si cela n’était pas prévu au départ. Plusieurs images circulaient et celle-ci est revenue. Tout le monde a immédiatement été d’accord. Corrine est aimée et respectée par toute la scène cabaret. La voir de dos, mégaphone à la main, devant le rideau, porte quelque chose de très fort. Le geste, l’attitude, l’énergie, tout annonce une promesse. Je la trouve géniale cette photo, vraiment géniale! Et c’est une photo de Laurent Paulré, mon complice de toujours.
Propos recueillis par Mélodie Braka
Cabarets, de Céline du Chéné, édit. Michel Lafon en coédition avec France-Culture
Nombre de pages 192
Prix public : 35,00 €