Cet été, le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice nous emmène dans une promenade poétique et engagée aux côtés de l’artiste Thu-Van Tran. Une exposition qui nous entoure de beauté pour mieux nous faire réfléchir.
Suite à sa participation en 2018 à l’exposition collective autour d’Yves Klein Cosmogonies, au gré des éléments, Thu-Van Tran a été invitée par Hélène Guenin, la directrice du MAMAC, à penser une grande exposition monographique. Ainsi, l’artiste a choisi de déployer un parcours en trois temps sur plus de 1000 m² où elle aborde des thématiques récurrentes dans son travail, telles que l’impact de l’économie sur le paysage ou la réappropriation des traces de l’Histoire.
L’aube, midi et le crépuscule sont les trois étapes d’une déambulation poétique qui masque une sorte de piège bienveillant : la beauté nous attire pour nous exposer ensuite la violence de l’Histoire, plus particulièrement celle croisée de la France et du Vietnam. Thu-Van Tran, née au Vietnam et arrivée en France avec sa famille à deux ans, nous parle d’environnement, de politique, de guerre ou de sociologie par le prisme du ressenti et de l’intime. Elle n’hésite pas à mêler souvenirs personnels, imaginaire, émotions et évènements réels, rassemblant ainsi des récits parcellaires pour créer une histoire à multiples points d’entrée, à différents points de vue.
Ainsi, la première salle juxtapose deux périodes marquantes du Vietnam : la colonisation française (1858-1954) et la guerre du Vietnam (1955-1975). Thu-Van Tran a réalisé in situ trois grandes fresques abstraites qui reprennent le protocole de son œuvre Les Couleurs du gris, où se superposent six pigments, orange, rose, bleu, vert, violet et blanc, dans des couches plus ou moins transparentes. Chaque couche contamine les précédentes jusqu’à obtenir un gris vibrant de toutes les couleurs qui le composent. Les fresques sont magnifiques, mouvantes et légères, évoquant de grands paysages atmosphériques. Mais ces six couleurs sont également celles qui nommaient les différents agents chimiques que les Etats-Unis ont épandus massivement sur le Vietnam pendant la guerre.
Au centre de la salle, les moulages de troncs d’hévéas, présentés comme des gisants sur leurs caisses de transport, évoquent la culture du caoutchouc. La France a importé et acclimaté l’arbre au Vietnam dans des grandes exploitations intensives, notamment celle de Michelin, pour répondre aux besoins de son industrie. Le paysage en a été drastiquement transformé et perdure encore aujourd’hui, ainsi que le geste de la récolte du latex. Mais c’est également dans ces plantations que les idées des révoltes ouvrières et d’indépendance ont germé, menant à plus de 25 ans de guerre, ce qui a laissé durablement ses cicatrices sur le paysage et ses habitants. Aujourd’hui encore, la pollution des armes chimiques américaines persiste.
Dans les trois salles, la sculpture occupe le centre de l’espace. La pratique de Thu-Van Tran est variée : elle utilise autant la sculpture que la peinture, les photogrammes, la céramique ou la vidéo pour reconstituer un univers imaginaire, une histoire qui relie les différentes œuvres, faisant preuve d’une grande cohérence dans son travail. Ses moulages d’un monument à la gloire des colonies françaises et des bas-reliefs du Palais de la Porte Dorée suivent ainsi l’idée de la fragmentation de la mémoire, qui fait parfois disparaître les évènements historiques. Ce processus d’effacement des conséquences de la colonisation diffère entre la France et le Vietnam, on cache les souvenirs compromettants d’un côté quand on reconstruit en assimilant les diverses strates de l’Histoire de l’autre.
Tout du long de l’exposition, la présence du caoutchouc interpelle, délimite les espaces comme une peau végétale. Il enveloppe les contes traditionnels ou inventés par l’artiste, accompagne son imaginaire de son pouvoir cicatrisant. Dans ce monde où les pierres se changent en oiseaux pour soulager le deuil des familles, où le bleu de méthylène oblitère tout, où les feuilles de bananier sont en bronze et où celles d’hévéa sont en terre, les mots tissent une histoire à partir de laquelle on peut panser les plaies du passé. Une histoire où le rêve et la beauté sont essentiels.
Thu-Van Tran – Nous vivons dans l’éclat
MAMAC – Nice
Visuels :
1-Vue de l’exposition « Nous vivons dans l’éclat » au MAMAC de Nice, 10 juin – 1er octobre 2023.Les couleurs du gris, 2023, lin, plâtre, chaux, liant, pigments, 320 x 900 cm, pièce unique.© Thu-Van Tran / ADAGP Paris, 2023. Photo : Jean-Christophe LETT.
2- Thu-Van Tran, Au couchant, Au levant, 2023 – Photogramme sur apier Fujiflex – 192x127cm – Courtesy de l’artiste © Thu-Van Tran / ADAGP Paris, 2023. Photo : Thu-Van Tran
3- Vue de l’exposition « Nous vivons dans l’éclat » au MAMAC de Nice, 10 juin – 1er octobre 2023.Peau blanche, 2017, plâtre, bois bleu, dimensions variables, pièce unique. Pénétrable, 2023, caoutchouc, pigment, dimensions variables, œuvre in situ. Bleu Saigon, 2017, Impressions livides sur bâche plastique, 270 x 410 cm et 335 x 270 cm. © Thu-Van Tran / ADAGP Paris, 2023. Photo : Jean-Christophe LETT.
4- Vue de l’exposition « Nous vivons dans l’éclat » au MAMAC de Nice, 10 juin – 1er octobre 2023.Encre Assassine, 2023, encre sur papier, dimensions variables, œuvre in situ. Si rien ne sort d’ici, 2018, Film 16 mm, muet, pellicule négatif Kodak 50D et 200T, iPhone, 5DRS drone, 8’07 ». Le génie du ciel, 2022, 112 porcelaines, dimensions variables. © Thu-Van Tran / ADAGP Paris, 2023. Photo : Jean-Christophe LETT.