Arles est une ville de prises de vue qui s’éveille au gré des flashs des photographes et se dévoilent dans l’exposition, chaque été, des Rencontres photographiques. Cette année, Sophie Calle s’approprie le cryptoportique, monument classé à l’UNESCO pour donner une sépulture à certaines de ses œuvres, pour « Finir en beauté ».
Artiste pluridisciplinaire majeure et démarquée par la pluralité de ses projets et performances mêlant des textes, des rencontres et des objets, Sophie Calle a choisi la crypte pour donner une dernière vie à sa série Les Aveugles.
En 1986, elle réalise un projet, Les Aveugles, où elle associe un portrait-photographique d’une personne non-voyante de naissance avec une citation de cette dernière exposant sa définition de la beauté. En 2023, alors que Sophie Calle prépare l’inauguration de son exposition « A toi de faire, ma mignonne » au Musée Picasso à Paris, un orage et des infiltrations dans sa cave endommagent cette série qui devait pourtant prendre place au musée Picasso. Les Aveugles abritent des moisissures hautement destructrices et contagieuses, hors de question qu’ils prennent part à cette exposition parisienne ; tout aussi impensable de les livrer à une décharge, ils méritent meilleure fin.
Lors de l’édition 2022, l’humidité du cryptoportique avait, comme dans la cave de Sophie Calle, progressivement détruit les œuvres qui y étaient exposées. D’une cave à l’autre, Les Aveugles ont été déplacés pour un dernier voyage, pour pourrir un peu plus sous les yeux attentifs des visiteurs des Rencontres photographiques d’Arles jusqu’au 29 septembre. À leur côté, des biens intimes de la vie de l’artiste prennent place, de ces objets que l’on déplace toute sa vie de greniers en débarras, sans pouvoir ni les donner ni les jeter.
Marche après marche, on s’enfonce dans cet espace sombre et froid, cette galerie en forme de « L » dont l’air âcre, colonisé par la pourriture, gratte les yeux et la gorge. La première partie se consacre aux portraits des aveugles : chacun des dix-neuf fait face à la citation qu’il a émise et à une photographie qui incarne sa conception de la beauté. La mer, le bleu, l’herbe, Versailles, les poissons, les cheveux, Alain Delon, Francis Lalanne, les bateaux, les chevaux, le blanc.
Les visages fantomatiques et gondolés, grignotés par les champignons, le temps, sont saisissants d’émotions tant la vie qui se poursuit en émane. Plus que de la beauté, il est question de la part émotionnelle que l’on attache à des images, comme si la beauté n’était que définit par la part sensible du souvenir qui s’attache, s’étiole, s’ancre, parfois s’efface.
Et dans la suite de l’exposition, Sophie Calle ne nous dit pas autre chose en exposant quelques traces de sa vie, « ces choses de {sa} vie qui ne {lui} servent à rien mais {qu’elle ne peut} ni donner ni jeter ». Dans une alternance sonore, l’expérience offre cinq minutes de silence et treize minutes de récit où l’artiste expose son projet et confie l’histoire des pièces exposées. Le tableau avec le dernier mot de sa mère, « soucis », le monceau de clés de toutes les maisons qui l’ont abritée, des robes, les valises de lettres d’amour et de journaux intimes, …
En regardant toutes ces pièces dans ces halos de lumière, on se dit que l’on devrait tous faire un mausolée à nos objets fétiches pour les laisser partir, pour enfouir ce que l’on ne veut pas laisser nous survivre. Comme à chaque fois qu’elle produit quelque chose, on peut dire de Sophie Calle qu’elle est au sommet de son art, comme si elle pouvait éternellement monter vers un firmament émotionnel. En optant pour cette crypte, « caché » en grec ancien, il semble que ce caché qu’elle est allée chercher, lui a permis de mieux exposer, inscrire, le souvenir et l’émotion.
Exposition Finir en beauté de Sophie Calle au cryptoportique d’Arles dans le cadre des Rencontres photographiques du 1er juillet au 29 septembre 2024.
Visuel : Sophie Calle. Finir en Beauté, 2024. Avec l’aimable autorisation de Anne Fourès.