Alexander Gronsky, du silence aux grands froids

Le trajet 

Dans cette sélection du photographe russe proposée à la galerie du château d’eau, le choix des clichés s’oriente vers une étude de la scénographie. Pour la majorité arrachées à une Russie recouverte de neige, les différentes images recueillies par l’artiste dénotent une attention particulière à l’exposition et à la luminosité des lieux. Bien que capturées en plein jour, l’ensemble des scènes reste immuablement grisonnant, du fait d’un ciel uniforme, d’un décor retrouvé plusieurs fois à des années d’intervalles dans ses larges métriques d’immuabilité et d’immobilité. La première salle est pleine de ces grands paysages hivernaux sur fond de blockhaus URSS ; puis nous entrons dans une seconde partie replaçant l’individu au centre du décor, quelques photographies où les petites formes éparses reprennent droit de cité sur les titans qu’elles ont construits et les paysages anachorètes. Enfin, un dernier virage propose quelques clichés où l’été aura pour un moment triomphé des engelures, où une végétation morne prend sur elle et remplace la robe vaguement blanche qu’ils s’échinaient à porter.   

Désaxement et cadres secondaires 

Il faut établir de nouvelles lignes. Les cadres entourant les clichés sont rudimentaires et blancs, les photos elles-mêmes en sont pleines à craquer. L’artiste pousse son spectateur à déployer de lui-même de nouvelles limites à l’intérieur des clichés ; qu’il s’agisse des pentes raides de multiples falaises qui découpent le ciel, de l’horizon des barres qui règnent sans partage, il y a toujours matière à redessiner, intra-muros, une nouvelle forme de cadre. Il s’agit de désaxer tous les paramètres objectifs de la photographie ; sans varier l’angle de la prise ou les décors proposés, nous sommes engagés à trouver une nouvelle grille de lecture à chaque nouvelle œuvre, à la redécouper depuis son bloc d’albâtre et de calcite.

Macrocosme, microcosmes

Les sujets sont assez définis, cependant ; chaque photographie traite explicitement de son sujet, et si le rectangle n’est qu’un prétexte pour déployer un ensemble de polygones nouveaux, les différents solitaires qui se débattent en leur sein ne seront jamais qu’autant de points d’attache pour le regard, touchants puisqu’écrasés par les volumes disproportionnés qui les entourent. La mise en valeur de leur humanité (le cas échéant, puisqu’il peut s’agir d’animaux ou de carcasses mécaniques, d’habitations) passe par cette fragilité instituée par ce rapport, et l’artiste semble avoir un attrait pour les jeux d’enfants et les occupations familiales. Belle mise en abyme de toutes ces grandes figures qui regardent en souriant les courses à leurs pieds, les hommes sont aussi porteurs de la couleur. Dans ces paysages contrastés mais résolument gris, il n’y a qu’eux pour s’armer d’une parka de couleur, pour l’enfiler au chien ou glisser sur le ventre contre une bouée jaune vif. Cependant l’angle reste toujours distant, terriblement large, comme si le décor ultimement primait. Il importe à l’artiste que le peu de bruit qui puisse s’échapper de ses photographies soit mis en sourdine, que préside à nos yeux le silence des tombes et des neiges tenaces. Pour peu qu’elles soient aussi vides qu’on le laisse supposer, ces grandes tours de béton armé seraient des cénotaphes qu’on aurait eus le goût de collectiviser.  

Glissade 

La première photographie de l’exposition est un autoportrait de l’artiste qui se démultiplie et dévale une pente en décomposant son mouvement. À différents instants de sa chute, les bras battent, le corps se penche en avant pour épouser la vitesse ou se cabre pour amortir l’arrivée. La suite des clichés portera une attention toute particulière aux différents aplats qui s’inclinent face au ciel. Nous suivons les corps qui se tiennent sur le seuil des plus abrupts, s’acharnent à l’ascension des plus douces. Ces grandes coupes, arrondies ou planes, souvent tranchent dans le cliché et établissent la voie vers une quelconque ascension. L’homme ainsi représenté ne peut jamais s’établir et doit toujours lutter dans un sens ou dans l’autre pour ne pas être emporté ; cette lecture rentre dans la conception de l’existence tantôt discutée qui le considérait en proie au paysage. L’esthétique du lisse est d’ailleurs assez intéressante ici ; les pentes naturelles ne sont jamais complètement uniformes, et bien qu’elles soient souvent couvertes de neige, elles ne cachent jamais çà et là une partie griffue, rocheuse ou inégale. A l’inverse, les architectures brutalistes ou plus modernes tombent à pic depuis le ciel sur terre ; on les croirait cavées à même le bloc sans le moindre défaut, et l’on n’en serait pas loin. Ces deux réflexions se croisent lorsque l’un des clichés s’intéresse à un immense bâtiment de verre dans lequel aucun cœur ne semble battre, mais dont la structure enfin se courbe légèrement… 

Pour ces courbes et attentes, ces étendues mutiques aux allures d’absolu, rendez-vous à l’exposition Alexander Gronchky à la galerie du Château d’eau (58 All. Charles de Fitte, Toulouse Saint Cyprien) jusqu’au 23 mars !