Marianne Fougère est docteure en sciences politiques. Plume indépendante et vagabonde, fervente défenseuse de tout ce qui fait communalité, des mots aux mets, nous lui avons demandé de définir le mot « crise ».
D’aussi loin que je me souvienne, toute ma vie a été bercée de récits de crises. Crise économique de 2008, crise écologique, crise de la Covid, crise migratoire, crise au Moyen-Orient, etc. : autant de symptômes d’un monde cassé en mille morceaux, d’un monde parcouru de mille et une fractures. La crise politique que nous traversons depuis quelques jours n’est qu’une énième confirmation de cet état du monde. Si les clivages politiques ne sont, nous dit-on, plus de mise, les clivages socio-démographiques, eux, n’ont jamais été aussi criants. Ville vs. campagne, jeunes vs. vieux, classes populaires vs. élite intellectuelle, Françaises “de souche” vs. Françaises d’origine immigrée : comment retrouver un fragment de sens commun quand tout autour n’est que champs de mines et lignes de démarcation ?
Cette tâche me semble d’autant plus difficile que l’omniprésence des récits de crise, ces dernières années, a participé à éroder les contextes dans lesquels nous pourrions donner sens aux événements et aux actions. Sur les réseaux sociaux, bien sûr, les appels à la mobilisation générale se multiplient. Mais, comment en vouloir à celles et ceux qui pensent que cette crise n’en est qu’une parmi d’autres, bientôt balayée par la suivante ? De quel droit jeter la pierre sur celles et ceux que les déclarations de crises incessantes ont rendu impuissant·es ? Comment leur reprocher de ne pas vouloir assumer leur responsabilité face à la crise, quand le concept de crise a lui-même perdu tout son sens ?
Honnêtement, moi aussi, je préférerais me réfugier sous ma couette en attendant que les choses se tassent. C’est même ce que j’ai essayé de faire ce matin, repoussant de 5 minutes en 5 minutes mon réveil plutôt que d’écrire ce papier… Mais, j’ai trop lu Hannah Arendt pour accepter que notre capacité d’agir collective soit anéantie par la confiscation du mot « crise ». Il faut dire qu’en matière de crise, elle s’y connaissait, Arendt. Elle qui en a vécu de bien « sombres temps ». Elle qui, parce que juive, a dû fuir l’Allemagne nazie. Elle qui a consacré sa vie de théoricienne du politique à penser ce que nous faisons. Elle qui n’a jamais cessé de creuser les origines du totalitarisme ou la banalité du mal telle que l’incarnait Adolf Eichmann.
Pour Arendt, « la crise devient un désastre uniquement si nous y répondons par des réponses toutes faites ». Et nous n’avons d’autre choix que de laisser de côté éléments de langage et préjugés qu’avec la crise, c’est tout « un pan du monde, quelque chose de commun à nous, qui s’écroule ». Mais, tout l’intérêt de la pensée arendtienne se situe un pas plus loin. Il réside dans la manière qu’elle a de dissocier la résolution d’une crise à la redécouverte de valeurs ou de traditions partagées.
Moment politique par excellence, la crise nous libère de tout préjudice, si bien que nous sommes forcé.es de devenir pleinement attentif.ves les un.es aux autres et de prendre mutuellement en considération nos perspectives. Aussi, ferions-nous fausse route si, en réponse à la situation de fragmentation actuelle, nous en appelions à une certaine solidité ancrée dans une réserve de choses partagées – discipline dans laquelle certains partis politiques excellent… Nous ne risquerions pas tant de mettre un terme à la crise que de faire disparaître toute trace d’activité politique. Pour Arendt, en effet, le monde commun disparaît dès lors qu’il en vient à n’être perçu que depuis une seule et unique perspective.
D’où toute l’importance, selon moi, de ne pas voir les lignes de division existantes comme des impasses. Politiques, sociales, démographiques, raciales, sexuelles, religieuses, etc., les fractures qui parcourent notre société importent politiquement non pas parce qu’il est question des identités des individus ou des groupes, mais parce qu’elles attirent l’attention sur la possibilité de prendre et d’assumer la responsabilité d’un monde partagé avec d’autres que soi. Ce sont ces fractures qui permettent d’envisager une façon fluide d’imaginer la communauté dans laquelle les configurations de relations seraient constamment en train d’émerger et de se volatiliser, sans heurts et sans relâche, certaines possibilités relationnelles cédant le passage à d’autres, toutes résistant à la réification et à la congélation des identités et des lignes de division.
Aussi, plutôt que de déplorer que la France connaisse une nouvelle crise, réjouissons-nous ! Cette crise résonne comme une invitation à apporter de nouvelles réponses, à créer de la communauté entre des individus qui n’ont rien en commun. En somme, à poser les fondations d’une communauté fracturée, donc pleinement politique, c’est-à-dire « jamais définitivement consistante ni définitivement déchirée».
Marianne FOUGÈRE