Le week-end dernier, le Chaillot Expérience #7 s’intéressait à l’anthropocène. En guise de pièce maitresse, la conférence-performance Trilogie terrestre co-écrite par Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati.
Face aux enjeux et bouleversements écologiques, le théâtre a la capacité de mettre en scène ce que « nous ne sommes pas capables de penser ensemble* ». C’est ce dont sont persuadé·e·s Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati qui, en 2016, initient une trilogie de conférences-performances. Ces spectacles cherchent à remettre en question notre relation à l’environnement, à la Terre et au monde vivant qui l’habite.
Bruno Latour, philosophe et penseur de l’anthropocène disparu en octobre 2022, interprétait alors lui-même Inside (2016) et Moving Earths (2019), tandis que Duncan Evennou performe Viral (2022) depuis sa création. C’est aujourd’hui ce même performeur contemporain, passé par le SPEAP (programme d’expérimentation en arts politiques de Sciences Po), qui donne vie à l’ensemble de la trilogie sur scène.
La première partie prend réellement la forme d’une conférence. En effet, Inside, invite à penser différemment le Globe sur lequel nous vivons en abordant le concept de « zone critique », pellicule superficielle de la Terre où l’eau, le sol, le sous-sol et le monde terrestre interagissent. Réfléchir et revoir nos perceptions, nos sensations et la modélisation même de la Terre pourrait amener à se sentir et se comprendre comme appartenant à cette « zone critique ». L’enjeu de cette première conférence est de prendre conscience de notre appartenance au monde. Cette idée se lie en toute logique à la deuxième partie : Moving Earths.
En effet, le deuxième tableau retrace l’évolution de nos perceptions de la Terre synonymes de bouleversements cosmiques, sociaux et politiques : de la Terre de Galilée, une Terre parmi les autres astres, à celle de James Lovelock et Lynn Magulis, une Terre planète où l’espace et le temps sont les produits des actions des vivants. Enfin, nous nous trouvons aujourd’hui à un temps où « la Terre s’émeut ». La Terre répond aux actions humaines jusqu’à perturber nos ambitions de croissance.
La dernière partie énonce un paradoxe, celui d’un avenir heureux dans une certaine dépendance. Conclusion des deux conférences précédentes, elle intègre les notions de « zone critique » et d’entrelacement des futurs. « Nous sommes confinés dans la zone critique » et incapables de survivre sans l’entrelacement avec les autres vivants. Viral s’appuie sur l’image des virus pour explorer le terrestre comme « intrication de vivants ».
À travers ces trois parties, on découvre des spectacles plus proches de la conférence que de la performance. En effet, le côté scientifique prend le pas sur l’artistique et le performatif, et cela est nécessaire. L’objectif et l’ambition portés par Trilogie Terrestre sont admirables, car il est aujourd’hui essentiel d’évoquer ces sujets, de questionner notre rapport au monde. Cependant, malgré l’accessibilité du texte scientifique, nous nous perdons parfois dans les démonstrations.
En réalité, il faut entendre la difficulté à laquelle se confronte Duncan Evennou dans la reprise et la communication d’idées et de concepts qui étaient, il y a encore quelques années, transmises par leur propre auteur, Bruno Latour. C’est aussi, sans doute, une des raisons qui expliquent le goût différent que prend la transmission. De même, le temps semble parfois long, la forme conférencière fait vaciller les paupières. On attend un regain de dynamisme qui n’arrive qu’avec le troisième tableau, beaucoup plus énergique et proche de la performance.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la dimension artistique est bien présente du début à la fin. La mise en scène et les procédés techniques utilisés sont intéressants esthétiquement. Sur le voile qui sépare le public du performeur sont projetées des images, des photos et des schémas dont il ressort une certaine beauté. La dimension esthétique des esquisses scientifiques ressort de plus belle lorsqu’elles sont animées et racontées par le conférencier. Surtout, au-delà de l’illustration, ces images projetées irriguent un nouvel imaginaire et formalisent une nouvelle schématisation du monde. L’enjeu est autant esthétique que philosophique et symbolique.
*La citation est tirée de la quatrième de couverture de l’ouvrage Trilogie Terrestre de Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour publié en novembre 2022 aux Editions B42.
Visuel : ©Pierre Gondard