Une semaine après le baisser de rideau de la 79e édition, Tiago Rodrigues, directeur du festival d’Avignon, nous a parlé de ce dernier festival et de celui à venir dans un contexte politique tendu.
Il y a eu beaucoup d’instants exceptionnels, des souvenirs inoubliables. Mais je pense particulièrement à cette nuit au Palais des Papes, quand un orage a éclaté, interrompant le spectacle. Nous n’avons pas pu reprendre la représentation, et environ soixante personnes, venues en train à Avignon sans solution d’hébergement, se sont retrouvées sans toit pour la nuit, après avoir assisté au Soulier de satin. Nous avons pu identifier la majorité d’entre elles et leur offrir un abri dans les loges du Palais des Papes, grâce à des lits prêtés par la Comédie-Française. Nous avons bavardé jusque tard dans la nuit, personnellement, je suis resté jusqu’à environ 4 heures du matin. Dans les jours qui ont suivi, nous avons reçu de nombreuses lettres de la part de ces personnes. Ce fut, pour moi, un moment fort. Une soirée qui aurait pu très mal se passer, et qui, au contraire, demeure gravée comme un instant précieux.
Ce genre d’événement nous reconnecte profondément avec la raison d’être du festival : la passion du public pour les œuvres, et cette proximité singulière qui fait du Festival d’Avignon un lieu unique. Là, je pouvais voir un jeune spectateur discuter avec Éric Ruf, tous deux trempés par la pluie dans la salle des Grandes Audience, partageant un café, quelques biscuits pour les gens qui n’ont pas où dormir à Avignon. Cette soirée incarne, à mes yeux, l’esprit même du festival : la rencontre entre les artistes et le public. Une célébration, oui, mais avec comme raison d’être cette rencontre improvisée. Elle s’accordait totalement à l’esprit du lieu, à la troupe, et au public présent. Il y a eu un véritable échange, une réelle transmission. Nous avons fait connaissance autrement, l’échange s’est prolongé dans le temps du théâtre. Je garderai ce moment en mémoire, et je suis certain de raconter cette histoire un jour à d’autres générations. Je le raconte ici, à chaud, avec des mots encore imprécis. Dans deux ans, dans dix ans, j’en aurai cristallisé le récit, la narrative. Ce sera, je le sais, l’une des histoires que je transmettrai de mon passage à Avignon.
La rencontre a été très intéressante, d’abord du fait du contexte tendu de cet été, notamment en raison des revendications syndicales, qui rendaient la présence de la ministre davantage sujette à débat qu’au geste traditionnel de reconnaissance de l’importance du festival. Mais, malgré cela, ce qu’on a pu observer, et j’y ai moi-même participé, c’est que cette venue a permis une rencontre avec le travail ancré du festival dans le territoire. Je pense en particulier au partenariat avec le centre social Croix des Oiseaux, un travail très important pour le festival, qui dure toute l’année. Nous avons pu faire en sorte que le groupe de femmes du centre social qui a travaillé toute l’année avec nous autour de la poésie arabe, en arabe et en français, puisse rencontrer la ministre et faire entendre sa voix. Ce groupe a présenté une restitution à La FabricA, lors du festival de printemps, qui réunit des habitants, des lycéens, des collégiens, et d’autres acteurs du champ social. Le fait de mettre en lumière ce pan moins visible du festival était pour nous essentiel. Cela a permis de rappeler le rôle symbolique d’une présence ministérielle : reconnaître la richesse et la profondeur du travail accompli.
Non, il n’y a pas eu de baisse des subventions. Le budget du festival en termes de financement public, cette année, est resté équivalent à celui de l’an passé. Cela témoigne aussi d’une volonté partagée des collectivités et de l’État de se fédérer autour du festival et de comprendre que le festival, même s’il est en bonne santé financièrement, n’a pas le budget de création et de production qu’il devrait avoir par rapport à ce qui est sa place structurelle dans la scène française mais aussi internationale. La seule diminution de subvention provenait de la région. Toutefois, elle a été compensée par une forte augmentation des financements à l’investissement de la part de l’État et de la région, permettant des économies de fonctionnement. Cela nous a par exemple permis de moderniser notre parc technique, notamment en matière d’éclairage avec un passage au LED, un impératif écologique, mais aussi économique, technique et artistique. Cette solidarité entre collectivités et État a permis au festival, malgré un contexte économique difficile, de demeurer stable. Cependant, la création française est fragilisée. Nous collaborons étroitement avec d’autres structures en France, et nous partageons une inquiétude commune face à la précarisation du secteur. Le festival tente de compenser au mieux, mais sans une évolution du financement public, il sera difficile de faire face à ces fragilités systémiques. Nous sommes donc solidaires de l’ensemble du service public de la culture.
Cette année, nous avons légèrement ajusté certains tarifs, une actualisation de la billetterie qui ne se faisait pas depuis plusieurs années, pour faire face à l’inflation et à la stagnation de financements publics. Toutefois, les tarifs jeunes et ceux réservés aux bénéficiaires de minima sociaux sont restés inchangés, comme depuis plus de dix ans. Le public a compris cette évolution modérée, qui reste d’ailleurs très loin d’une indexation à l’inflation des dernières années, et a répondu présent : le taux de fréquentation a dépassé 98 %.
Il arrive en effet que certains spectacles commencent avec un léger retard. Cela tient davantage à des raisons techniques ou logistiques qu’à une volonté de remplir à tout prix. Ce que nous voulons surtout éviter, c’est de laisser des sièges vides alors qu’un spectateur qui n’a pas pu prendre son billet en ligne attend dehors. Nous considérons avoir le devoir de garder des places disponibles pour les spectateurs décidant par exemple au dernier moment de venir voir tel ou tel spectacle. Il n’y a rien de plus douloureux, pour un artiste, que de jouer devant une salle incomplète quand on sait que des gens n’ont pas pu entrer.
Je pense que, contrairement à l’anglais ou l’espagnol, le simple fait de dire « nous avons souhaité mettre en lumière la langue arabe » suscite des attentes démesurées. Or, il ne s’agissait pas d’être encyclopédique. Ce n’était pas une « année arabe », mais l’expression d’une influence, d’un fil rouge parmi d’autres. La langue arabe est chargée de complexité, de puissance, culturellement, socialement, politiquement. Les attentes étaient donc, à mon sens, démesurées. Je revendique pleinement cette programmation, qui a donné à voir des artistes libres, émancipés, parfois à rebours des attentes dominantes. C’est très bien ainsi. Certaines frustrations ont pu naître, mais elles proviennent souvent de personnes désireuses d’avoir un avis sur la programmation, plus que d’un attachement intime à la langue arabe elle-même. Je respecte ces critiques ; elles nourrissent la réflexion. Mais je pense tout de même que le public d’Avignon cette année a fait une traversée très, diverse, libre et surprenante à travers la langue arabe et la création artistique influencée par cette langue.
La langue arabe était donc une des lignes de l’édition, mais celle-ci était évidemment également marquée par la présence d’Ostermeier ou de Milo Rau, qui n’ont rien à voir avec la langue arabe mais qui sont des grands noms du théâtre européen qui ont marqué cette édition. Je pense encore une fois qu’il y avait face à la langue arabe une attente d’une présentation encyclopédique qui n’était pas nécessairement présente avec d’autres langues, mais cela n’était pas du tout le but. Je pense que l’an prochain avec le coréen comme langue invitée, cette question ne se posera à nouveau plus. Cela vient pour moi confirmer le fait que nous avons bien fait de garder la langue arabe car le débat est très intéressant. Il permet par exemple de réfléchir au ratio entre le théâtre, la danse, la poésie et la musique notamment dans leur rapport à une langue : le théâtre n’a pas le monopole du rapport à la langue, et il est intéressant d’étudier la langue dans la danse ou la musique par exemple.
Je ne peux pas parler au nom des autres artistes, mais je pense que la famille permet de raconter l’universel à partir de l’intime. Cela est ancestral : on prend la cellule familiale pour parler de quelque chose de plus large, elle permet de comprendre, de saisir, d’avoir un rapport immédiat. Quand on parle d’anticipation, de changement climatique, de l’avenir, ce sont de grandes idées que l’opinion publique a beaucoup fatigué ; il y a une espèce de fatigue de l’empathie vis-à-vis de la question écologique par exemple. Alors, lorsqu’on parle du problème de l’amour filial entre un père et une fille dans ce contexte-là, on récupère quelque chose, on est moins fatigué en termes d’empathie. C’est une tradition du théâtre : Tchekhov le faisait pour parler de la révolution et du changement social, Shakespeare s’emparait de la famille également… Ils ont toujours utilisé la famille, cette cellule intime pour parler du monde.
Aujourd’hui, nous vivons dans un moment où le rapport entre générations est en pleine mutation. Le changement dans les manières de communiquer entre générations devient vertigineux ; il y a une incompréhension de plus en plus grande qui s’installe entre générations. L’idée même d’avenir change. Nous savons peut-être pour la première fois que les générations à venir risquent de vivre moins bien que nous, l’aspiration à vivre mieux n’est même plus réellement crédible, et cela bouleverse profondément l’idée d’avenir, d’espoir, mais surtout les relations intergénérationnelles. La question de la transmission devient alors centrale : que transmet-on ? Comment transmet-on ? Quel monde transmet-on ? Ces questionnements nous ramènent à nous, à notre cercle le plus proche, pour parler du monde.
Cela est clairement le cas lorsque nous voyons de nombreux spectacles qui tournaient soit autour de la question filiale, soit autour de la question de la transmission entre générations même quand nous ne savions pas si cela relevait réellement de la famille ou non comme dans Yes Daddy de Bashar Murkus et Khulood Basel. Je pense également que cette séparation qui nous est souvent imposée entre le récit intime et le récit politique est de moins en moins acceptée par de nombreux artistes qui ont besoin de revenir à quelque chose de presque génétique dans le théâtre, de raconter une histoire intime pour parler politiquement. Je voulais éviter d’imposer une grille de lecture au festival, mais cette année, cette thématique de la transmission filiale/familiale a surgi spontanément, presque organiquement.
La première question a été : que célèbre-t-on exactement ? La 80e édition ou les 80 ans du festival, qui auront lieu en réalité 2027, lors de la 81ème édition ? Après beaucoup de dialogues, de réflexions, de consultations, nous avons décidé de célébrer les deux. J’aime cette idée d’avoir plus de fêtes à partager. C’est amusant d’ailleurs : en Corée, dont la langue est justement à l’honneur l’an prochain, quand un nouveau-né vient au monde, il a tout de suite un an. Cela correspond bien à notre manière de compter les éditions ! Ce qui m’importe le plus dans cette célébration, ce n’est pas tant l’échelle ou les moyens, mais le sens. Que célèbre-t-on vraiment ? Quelle est la raison d’être profonde du festival aujourd’hui ? C’est sur cette réflexion que nous travaillons actuellement, avec des idées sur le plan artistique tout comme organisationnel. Bientôt, nous pourrons en dire davantage.
Je ne parlerais pas de « point noir ». C’est la vie démocratique. J’ai, comme l’année dernière, une confiance profonde dans la lucidité démocratique du peuple français. Ce festival a toujours été un espace de débats, parfois vifs, mais toujours pacifiques avec comme idée prédominante la volonté d’être ensemble pour échanger, débattre et ne pas se battre. La démocratie est aujourd’hui menacée dans de nombreuses régions du monde par des autoritarismes. J’avais déjà ouvertement exprimé ma position l’an dernier après la représentation de Hécube, pas Hécube, et elle n’a pas changé. Je reste engagé, sans ambiguïté, en faveur d’un Festival d’Avignon tel qu’il existe aujourd’hui : sachant faire face aux réalités politiques de la France.
Bien sûr que j’en ai envie. Mon rêve d’Avignon est intact, peut-être même renforcé. Je suis passionné par ce festival et je suis disponible tant que ma présence est souhaitée et jugée utile pour contribuer à cette aventure. Et j’ai la conviction que le meilleur de ce que je peux apporter au festival d’Avignon reste à venir.
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Visuel : © Christophe Raynaud de Lage