Les spectateurs qui se pressaient dans le Studio de la Philharmonie de Paris étaient très différents des habitués de la salle Boulez. Majoritairement trentenaires, familiers de la scène électronique, ils attendaient le Maître avec une impatience retenue, espérant toucher du doigt l’infini.
Ce concert ouvre trois jours que la Philharmonie de Paris consacre à divers évènements, dont une création mondiale avec Macrocosms, mettant ainsi en lumière le travail de cet artiste hors normes.
Sortant de l’ombre, il est monté sur scène, guidé par une minuscule lampe pinceau. Vêtu de noir, casquette et lunettes assorties, on ne peut pas dire qu’il a cherché la lumière. Alors tentons d’éclairer ce personnage qui ne donne jamais d’interview.
Né en 1966 à Gifu, ville moyenne située à 400 km de Tokyo, il a d’abord étudié les mathématiques et l’économie à l’Université, avant de se tourner vers l’art sonore et visuel. Après un passage à l’Institute for Sonology de La Haye (homologue hollandais de l’IRCAM), il entame une carrière de DJ en adoptant le style IDM (Intelligent Dance Music), popularisé par Yellow Magic Orchestra dont Ryuichi Sakamoto était membre. Cette musique était alors qualifiée de « sédentaire et à la maison » ou post-club.
Influencé par sa formation scientifique, il s’intéresse aux caractéristiques fondamentales du son (intensité, hauteur, durée…). Après 1000 Fragments, son premier album en 1995, il sort un an plus tard +/-, qui le consacre dans la musique électronique minimaliste.
Déjà pour la tournée de 1000 Fragments, il intègre des éléments visuels, en se rapprochant du monde de l’art de Kyoto.
Aux côtés d’artistes tels que Carsten Nicolai, dont il est proche, il affine un style minimal et millimétré, représentant les flux de données circulant entre les grands serveurs mondiaux, envahissant tout.
Il ne délaisse toutefois pas les instruments traditionnels, mis à l’honneur dans le disque Op. (pour Opus), dont le magnifique « Op.1 Prototype : III », un sommet de la musique minimaliste.
Après treize albums entre 1995 et 2013, Ryoji publie en 2022 Ultratronics, qui constitue la trame du spectacle donné au Studio.
Au début du concert, nous sommes accueillis par la voix synthétique et par des tableaux visuels en noir et blanc, qui s’accélèrent au rythme des clicks et des glitchs numériques. Ces sons tapisseront l’ensemble du concert, donnant encore plus d’ampleur à cet univers bicolore. L’omniprésence des fréquences basses renforce la violence de certaines séquences et nous fait vibrer jusqu’aux os.
La fusion entre les bruits et la projection sur l’écran géant placé derrière l’artiste est saisissante. Tantôt figures géométriques, tantôt successions de chiffres et de lettres, tantôt écrans évoquant ceux d’un broker, tout nous plonge dans l’immensité d’un monde numérique qui nous engloutit violemment.
Pour atteindre ce résultat, Ikeda a conçu « un programme informatique qui convertit en temps réel des signaux (visuels, sonores, textuels, physiques, mathématiques) en système binaire, de 0 ou de 1. Ces données sont ensuite incrémentées dans d’autres programmes de compositions qui retransmettent et animent l’ensemble en sons et en visuels créées expressément par l’artiste », nous explique Maxence Grugier dans un excellent article du magazine Fisheye.Immersive.
Ryoji poursuit le déroulé de l’album, et il faut attendre « ultratronics 11 » pour entendre quelques bribes mélodiques et apercevoir des touches de rouge. Sur « ultratronics 14 », l’artiste introduit des projections multicolores en forme de mappemondes, du plus bel effet. Elles provoquent en nous des réactions proches de celles suscitées par la célèbre scène du film Soleil Vert.
À la fin du concert, l’artiste s’éclipse. Il revient, à la grande surprise du public, pour un court rappel avant de disparaître définitivement, sans profiter des applaudissements.
Ryoji Ikeda a démontré lors de ce concert qu’il se situe à la pointe de l’Avant-Garde du traitement du son et de l’image. Ses œuvres influencent durablement des artistes de tous horizons, qui viendront y puiser inspiration et savoir. En ce sens, il représente, avec une discrétion presque ascétique, un chaînon créatif fondamental dans la compréhension de notre univers numérique toujours plus envahissant.
Mais ce monde mathématique et informatique laisse peu de place à l’émotion. Est-ce là un message philosophique de l’artiste, qui voudrait nous laisser entrevoir un futur froid et déshumanisé ?
Photos : YB
Remerciements: Hamid Si amer
Les albums de Ryoji Ikeda qu’il faut exiger auprès de son disquaire indépendant:
Ikeda est le concepteur des pochettes de ses albums. Untratronics est la première qui n’est pas noir et blanc. Elle est bleu et blanc.