Henri Cernuschi, un collectionneur et son musée

Né à Milan dans une famille liée au commerce international, Henri Cernuschi, fortement engagé dans les révolutions républicaines de son pays, se voit contraint de s’exiler en France après s’être échappé des prisons italiennes. Ayant réussi dans la finance, il part en 1871, au lendemain des événements de la Commune de Paris, pour un voyage autour du monde, avec l’Asie comme destination principale. Accompagné du journaliste et écrivain Théodore Duret, il s’embarque pour seize mois d’un périple les menant de Liverpool au Japon via les États-Unis, puis en Chine et, enfin, à Hong Kong, Java, Ceylan et en Inde.

L’exposition retrace en trois grandes étapes l’histoire des origines du musée Cernuschi : le voyage en Asie de son fondateur, la première présentation de sa collection et son influence sur la sphère artistique de l’époque et enfin la création du musée à Paris. Si, de prime abord, la démarche d’Henri Cernuschi semble suivre les tendances de son temps (Émile Guimet entreprendra un voyage similaire quelques années plus tard), plusieurs aspects la rendent singulière. Tout comme dans Le Tour du monde en 80 jours de Jules Verne, paru en 1872, les deux voyageurs s’appuient sur les innovations des moyens de transport pour arriver rapidement à Yokohama. Là, ils commencent à acheter les premiers des quelque 5000 objets qui formeront la collection.

On connaît peu les motivations qui ont guidé les choix d’Henri Cernuschi, mais on suppose que le programme de sa collection reposait sur l’idée que l’art et l’artisanat étaient des clés pour expliquer le monde et ses civilisations. Le Japon, ouvert aux étrangers depuis quelques années seulement, et en pleine vague du Japonisme, constituait alors une énigme qui a attiré de nombreux voyageurs. Ainsi, Cernuschi aurait pu vouloir chercher à comprendre les civilisations asiatiques, plus particulièrement la japonaise et la chinoise, en constituant une sorte de base de données artistique. Laissant de côté les objets en porcelaine ou en laque déjà très collectionnés en Europe, il se concentre sur le bronze, avec une inclination pour l’art bouddhique et les motifs animaliers.

Henri Cernuschi effectue la grande majorité de ses acquisitions au Japon et en Chine, où les marchés de l’art ancien et contemporain sont développés, en s’appuyant sur les conseils d’experts locaux. S’il affiche un goût marqué pour les pièces monumentales, comme le Bouddha Amida, qui trône dans la collection permanente, peut en témoigner, il ne néglige pas pour autant les petites pièces, telle que la série étonnante de créatures marines que l’on découvre dans la dernière salle. Pendant les derniers mois de son voyage, il s’intéresse plutôt à l’architecture et n’achète plus que des albums à des photographes locaux, tel que celui de Felice Beato acheté à Yokohama et présenté dans la salle de Peinture au 1^er étage du musée.

De retour à Paris en 1873, Cernuschi expose quelques mois plus tard 1500 pièces au palais de l’Industrie et lance la construction d’un hôtel particulier conçu autour de sa collection près du parc Monceau, achevé en 1874. En juste quatre ans, il a accompli ce qui prend à certains toute une vie : constituer une collection de référence, accompagnée de sa documentation, la faire connaître du public et l’installer dans son musée, le premier entièrement consacré aux arts asiatiques. Il vit au milieu de ses collections et n’hésite pas à ouvrir ses portes aux artistes, journalistes, écrivains et chercheurs qui souhaitent découvrir les œuvres. Sa collection se retrouve dans l’art, les arts décoratifs, les expositions ou les publications de son époque, plaçant Cernuschi dans le rôle d’un passeur de connaissances d’un continent à l’autre. Et cette position est encore affirmée en 1882 avec l’annonce du don du musée et des collections à la Ville de Paris.

Pour compléter la visite, n’hésitez pas à redécouvrir les salles de la collection permanente, et plus particulièrement la salle du Bouddha, récemment rénovée. Rouverte en juillet dernier, elle a non seulement retrouvé le rouge d’origine de ses murs, mais également une frise monumentale japonaise en bois sculpté de 12 mètres de long, qui avait été déposée dans les années 1930. Représentant trois dragons chassant la perle de sagesse, elle a été entièrement restaurée pour l’occasion. Ainsi, on peut s’imaginer aux côtés des artistes invités par Henri Cernuschi, découvrant une collection unique, transportés pour quelques instants en Asie dans les pas d’un voyageur aux idées larges.