Une première rupture entre l’État et le monde culturel avait été consommée lorsqu’en plein covid, la culture avait été taxée de «non essentielle» par le président et le Premier ministre. Au-delà de la vexation, on constate des coupes incessantes des budgets. Le décret du 21 février dernier, « portant annulation de crédits », d’un niveau de plus de 202 millions d’euros, dont près de 96 millions visent directement le programme de la création artistique, a des conséquences directes sur les programmations. Par exemple, le Théâtre de la Cité, à Toulouse, a dû faire face à l’annonce le 19 avril d’une coupe de subvention départementale de 190 000 euros… à mettre en regard du montant initial de la subvention, soit 240 000 euros. Cette baisse de 80 % s’est faite sans concertation ni échange avec le théâtre, et ce, alors que la programmation 2024-2025 était quasiment bouclée, ce qui oblige Galin Stoev et son équipe à revoir tout le calendrier de programmation de la saison prochaine pour ne rien annuler. Le budget global des subventions du théâtre est de cinq millions d’euros et cette baisse en engagera peut-être d’autres à venir, le département semblant vouloir se concentrer sur sa politique sociale dans un contexte économique tendu.
Début avril, un autre théâtre, en Île-de-France, a été directement touchée par ces baisses, perdant 150 000 euros de ses subventions : la Maison des Arts à Créteil, conduite par José Montalvo, devra ouvrir plus tard la saison prochaine pour faire face à cette baisse de presque 4 % de ses aides publiques, qui avoisinent les quatre millions d’euros. Le conseil départemental du Val-de-Marne a annoncé cette coupe alors que la programmation était finalisée, mettant en difficulté la programmation et donc le travail. La Maison des Arts a dû mettre en place des mesures d’urgence et n’ouvrira ses portes au public qu’au mois de novembre. Or, une fermeture partielle de théâtre, ce sont des publics qui perdent l’habitude d’y aller, c’est un enclenchement de saison complexe, et ce, d’autant plus que l’automne représente la meilleure saison en termes de fréquentation.
À Lyon, le patron de la région, le républicain Laurent Wauquiez, se désengage de façon massive et régulière. En mai 2023, l’exécutif de la région Auvergne-Rhône-Alpes amputait de près de 2,5 millions d’euros ses subventions allouées au spectacle vivant. En mai 2024, la région va plus loin. La Biennale de Lyon a perdu 50 000 euros supplémentaires sur les 753 000 euros qu’elle recevait de la région.
À Carcassonne, Etienne Garcia, qui co-dirige le Festival International du Film Politique qui rayonne dans la région, rapporte : « Avec nos collègues du secteur de la culture, mais aussi les écoles, les collèges, les lycées de Carcassonne et de la région, nous notons toutes et tous que le financement local a baissé, notamment à cause de l’augmentation du coût de l’énergie pour les collectivités qui ont dû faire face à des baisses. Depuis des mois, les moyens mis en œuvre pour l’éducation et le soutien à la culture baissent de manière générale. C’est très compliqué pour beaucoup de structures associatives et sociales. »
Les acteurs du secteur culturel convergent. La culture a peu ou pas de place dans les programmes des partis principaux des élections législatives de ce mois de juillet. Et les voix sont unanimes contre la menace que représente l’arrivée d’une majorité RN sur la culture. Le directeur du Festival d’Avignon, qui ouvre la veille du premier tour, Tiago Rodrigues,nous dit : « Je pense que cela aurait des conséquences directes sur le service public de culture et tout l’écosystème culturel français, car le projet de l’extrême droite, notamment du Rassemblement national, est complètement indifférent au service public ainsi qu’à la culture qui diffère du patrimoine, d’objets identitaires, voire raciste, et dans ce sens-là évidemment que cela aura des conséquences pour le Festival d’Avignon. »
Certes, des lieux qui mettent en avant la création et la pluralité des formes culturelles ont d’ores et déjà appris à se tourner vers des formes de financement qui ne dépendent pas de l’État ou des collectivités. Les institutions vivent aussi grâce au mécénat et aux fondations. Pour Sabine Rozier, Maîtresse de conférences en science politique, sortir du financement public ne peut se faire que dans des grandes villes. Elle écrivait en octobre 2022 dans l’Observatoire des politiques culturelles : « Les contributions des mécènes, loin de bénéficier à des porteurs de projet privés ou à des petites structures, profitent surtout aux grands opérateurs culturels étatiques. »
Mais d’une part, que se passe-t-il quand une collectivité ne souhaite pas qu’un lieu soit aidé ? Perpignan est un excellent laboratoire. Elle est dirigée depuis quatre ans par Louis Aliot qui défend une politique culturelle nostalgique nommée « Perpignan la rayonnante » : « Une grande partie de la riche activité culturelle se déroule au cœur de ce patrimoine, qu’il s’agisse de places, d’hôtels particuliers, d’anciens couvents ou bien encore d’églises restaurées » peut-on lire sur le site Internet de la ville. La culture vivante, la création, est abolie. Elle n’existe, juste, pas. Le mois dernier, un « Printemps de la liberté d’expression » rassemblait le monde d’avant autour de la table, comme par exemple le professeur Henri Joyeux, interdit d’exercice pour des propos antivax, ou encore l’identitaire octogénaire Alain de Benoist, ancien phare de la « nouvelle droite ».
Et d’autre part, si des institutions culturelles grandes et moins grandes sont capables de drainer également des mécènes privés, un virage vers un financement « tout privé » semble impensable. Tiago Rodrigues rappelle que « le Festival d’Avignon a un budget d’environ 16 millions d’euros dont 54 % est public ». Etienne Garcia explique que le budget du Festival International du Film Politique de Carcassonne provient majoritairement de financements privés et de la billetterie : « Nous avons inversé le rapport qui existait au début du festival, en 2018, pour arriver aujourd’hui à 70 % de ventes et de mécénat privé pour 30 % de subventions publiques », mais il ajoute qu’évidemment lorsque les subventions publiques baissent sur ces 30 %, cela rend la programmation très difficile. Pour Émilie Peluchon, directrice du CDNC d’Uzès et du Festival Uzès danse, le « tout privé » serait un couperet : cela « ne nous permettra pas de maintenir l’activité comme elle est aujourd’hui. Cela ne nous permettra pas de maintenir des tarifs très abordables pour garantir l’accessibilité du festival à toutes et tous. »
Pierre Lungheretti, directeur délégué du Théâtre national de la Danse Palais de Chaillot va plus loin : « Même des réductions budgétaires compromettent la mise en œuvre des missions qui nous sont confiées par décret. » Alors que son directeur, Rachid Ouramdane, a été nommé par le président de la République sur proposition du ministère de la Culture pour trois ans (renouvelable deux fois), Pierre Lungheretti rappelle les liens fondamentaux entre l’État et la culture : « Tout d’abord, je suis allé sur le site du Rassemblement national et j’ai vu assez peu de choses sur la culture. J’ai surtout vu un document plus approfondi que les autres, plus spécifique sur le patrimoine, mais en matière de création et de spectacles vivants, je n’ai pas vu grand-chose. Il est difficile de se prononcer par rapport à des orientations qu’on ne connaît pas. » Et puis, il nous fait remarquer que « depuis la création du ministère de la Culture en 1959 par le général de Gaulle, la politique culturelle en France a fait l’objet d’un consensus entre la droite et la gauche sur ses objectifs et ses finalités. Notre politique culturelle vise à la fois à protéger, valoriser, conserver le patrimoine, à soutenir, accompagner la création et à démocratiser la culture. Jamais personne n’a remis cela en cause, jamais aucun gouvernement, quelle que soit sa couleur politique. Alors, bien sûr il y a eu des inflexions, mais ce consensus-là est très présent. Il est d’ailleurs indiqué dans la constitution depuis 1946 que les citoyens ont droit à un égal accès à la culture comme à l’éducation. Et aujourd’hui, il me semblerait vraiment hasardeux pour la cohésion sociale du pays de remettre en cause ce consensus. »
Ce que craint avant tout le monde de la culture à l’orée de ces élections décisives, c’est que sa mission au service de la création, de l’éducation par les arts et du dialogue soit rendue caduque. La culture perdrait alors son sens. Pour Étienne Garcia, si la France se dote d’un gouvernement d’extrême droite, il n’y aura pas d’impact direct sur le budget du festival. Il craint néanmoins très rapidement « un impact sur la politique culturelle et donc sur le financement du cinéma en général. Et par ricochet, très rapidement sur les films que nous pourrons partager avec notre public. » Il se demande : « Les films qui dénoncent un certain nombre de sujets, pourront-ils être financés ? » et ajoute : « J’ai très peur de la récupération systématique de certains films, dans un sens qui n’a rien à voir avec ce que le ou la cinéaste a imaginé, comme cela a été le cas dernièrement pour Amal (lire notre critique) ou Novembre. » Mais plus que jamais, ce que propose le festival au public compte : « C’est le sens même du festival, sa manière d’inviter les spectateurs à questionner le monde et son rôle d’éveiller les consciences qui est à très court terme mis en question. »
À Uzès, Émilie Peluchon, ne cache pas sa crainte : « Imaginez que cela puisse toucher la liberté de création des artistes. Imaginez que cela puisse toucher la liberté de ce que l’on veut dire de la société comme une pluralité, une diversité des corps, des cultures, des genres, les danses… Cela me semble inimaginable et impossible. » Elle ajoute : « Cela va à l’encontre de notre mission de service public, qui est de créer un lieu de rencontre, un espace d’échange et un lieu où la différence et l’altérité sont des forces. »
À Avignon, Tiago Rodrigues refuse toute hypothèse dystopique : « Je garde un esprit combatif. J’ai confiance et j’ai de l’espoir pour la lucidité démocratique des français. » Mais si ses espoirs étaient déçus, il « refuserait toute hypothèse de collaboration, coopération ou dialogue avec un gouvernement d’extrême droite et son ministère de la Culture ».
En quelques jours, les prises de positions ont explosé. Le syndicat professionnel de la critique Théâtre, Musique et Danse a été parmi les premiers à appeler à la manifestation : « La situation politique que nous connaissons depuis dimanche 9 juin est inédite. L’extrême droite est désormais aux portes du pouvoir. Ses objectifs en matière de politique culturelle, de liberté de création et de liberté d’expression sont dangereux pour notre démocratie. Face au risque que constituerait une assemblée où l’extrême droite serait majoritaire, nous appelons nos consœurs et confrères, critiques, journalistes, à rejoindre les manifestations du week-end du 15 juin. »
À Carcassonne, une action concrète de rassemblement et de réflexion a été mise en place en trois jours : Étienne Garcia nous explique qu’ « évidemment, le temps a été très court pour réagir et notre festival a lieu en janvier. Mais nous avons organisé avec plusieurs associations culturelles audoises (Les Amis du Monde diplomatique, Les Amis du Cinoch, Arts Vivants 11, Attac, Collectif 11 droits des Femmes, Festival Citéciné, Ligue des Droits de l’Homme) la projection vendredi 28 juin à 20 h 30 du Monde d’hier de Diastème. C’est un film que nous avons projeté il y a deux ans et qui semble presque un peu prophétique depuis le moment que nous vivons. La soirée, s’intitule « Quelques jours pour changer le cours de l’histoire », inspiré de l’accroche du film, « trois jours pour changer le cours de l’histoire ». J’espère qu’après le 7 juillet, nous aurons l’occasion, plus que jamais, de poursuivre notre engagement par le cinéma pour éveiller les consciences. Nous appellerons l’ensemble des forces qui y croient à continuer à questionner notre monde et à défendre le vivre ensemble. Nous ne faisons pas de politique, mais par le cinéma, nous en venons à partager des œuvres qui font réfléchir et aident à prendre des positions courageuses. »
À Avignon, Tiago Rodrigues ajoute : « La concomitance des élections avec le festival nous pose des problèmes d’organisation, assurément. Mais nous croyons que, d’un côté, c’est essentiel de faire ce festival dans une société qu’on voit polarisée avec des discours de plus en plus simplifiés pour mieux manipuler, notamment de la part de la démagogie populiste de l’extrême droite. »
Pierre Lungheretti se place dans la même tendance : « Nous appelons au vote sans prise de position partisane, mais évidemment notre philosophie parle pour nous. C’est-à-dire que voilà, on a un projet sur l’hospitalité, la diversité. Voilà, en tout cas, on appelle à une mobilisation citoyenne et à l’exercice citoyen dans le cas de ces élections législatives. Pour inciter les gens à voter et à défendre les valeurs que nous, on veut défendre et qu’on défend. »
Et à Paris, chez Solidarité Sida, les engagements sont assez proches. Contacté en pleine ouverture du Festival Solidays qui se déroule ce week-end de veille de premier tour, Pascal Gauzes, chef de cabinet, explique comment l’équipe et le festival ont repensé une partie de cet évènement aussi festif qu’engagé à l’annonce des élections : « Nous avons fait une communication auprès des bénévoles et festivalier·e·s rappelant l’importance d’aller voter dans la démarche de l’engagement citoyen que prône Solidarité Sida depuis toujours. Des message seront diffusés sur des écrans durant toute la durée peu festival pour rappeler d’aller voter. Et bien évidemment, les conférences au Social Club, qui, chaque année ont pour vocation d’élever les consciences au cœur du festival joueront, nous l’espérons, un rôle important pour permettre de prendre du recul et permettre réflexion et dialogue. Cette année nous avons eu à cœur d’inviter Étienne Klein, qui parlera du lien entre science et démocratie. Sont également prévues une dizaine de conférences engagées sur des thématiques sociales et sociétales essentielles : l’inclusion, l’écologie, le féminisme… et bien évidemment une table ronde importante sur la situation des droits LGBTQIA+ en France et dans le monde. »
Nous joignons par téléphone, Tiago Guedes, le directeur de la Maison de la Danse à Lyon, alors que lui et ses équipes viennent de publier un appel au vote qui reflète totalement sa pensée et sa ligne : « Ouverte à toutes et tous, la Maison de la danse vous accueille, artistes comme publics sans distinction de genre, classe, origine, condition physique. Ici, la danse nous rassemble, transcendant les barrières linguistiques et culturelles. Ici, la programmation exprime notre engagement envers l’égalité, la diversité et la liberté d’expression. Ici, ce qui nous divise, racisme, antisémitisme, homophobie, transphobie, sexisme n’a pas sa place. Parce que nous croyons plus que jamais à une société à cette image, les 30 juin et 07 juillet, votons. »
Par communiqué, Les Centres de développement chorégraphique nationaux (CDCN) et Centres chorégraphiques nationaux (CCN) rappellent leur « engagement pour l’art de la danse, attaché à promouvoir la pluralité et à défendre les diversités, s’appuie sur des valeurs fondamentales qui sont aujourd’hui menacées. Ils appellent par le vote, dès ce dimanche 30 juin, à opposer aux idées d’extrême droite la résistance la plus ferme. »
Si Émilie Peluchon soutient sans réserve ce communiqué, elle ajoute : « C’est vraiment notre positionnement, notre engagement dans le service public dans la diversité. Des formes, des cultures, des personnes, des types de corps, de la liberté de création. Mais nous ne devons pas oublier que nous sommes en territoire rural, dans le Gard (ndlr aux élections européennes, le RN a rassemblé 52,83 % des voix), c’est un choix collectif que de se positionner en barrage. »
Un choix collectif que de se positionner en barrage, voici un bon résumé de la tendance du secteur culturel à la veille de ce premier tour.
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