Depuis 2018, Aurélien Rondeau est codirecteur du Théâtre du Train Bleu à Avignon, avec Charles Petit et Quentin Pauliac. Nous le rencontrons entre les deux tours des élections pour comprendre comment faire coïncider une dynamique capitaliste avec une exigence artistique.
(NDLR : tout au long de l’entretien, Aurélien Rondeau utilise le vocable Festival d’Avignon pour désigner le Off d’Avignon)
La marque du Train Bleu est de porter sur des écritures contemporaines.
Le train bleu est constitué de deux salles permanentes, situées 40 rue Paul Saïn à Avignon. Il est ouvert toute l’année. Nous tissons des partenariats à l’occasion du festival pour accueillir des spectacles au plus proche de leur nécessité artistique. Cela signifie que l’on a d’abord noué un premier partenariat, par exemple, avec la MAIF. De fait, pendant la pandémie, les seuls lieux de représentation ouverts étaient les établissements scolaires et, en ce sens, beaucoup de spectacles ont été produits pour être joués dans des salles de classe, des médiathèques, etc. Une fois qu’ils furent produits, il fallut leur donner une visibilité dans le cadre du Festival d’Avignon afin qu’ils puissent poursuivre leur tournée. Nous avons alors conclu, dans ce cadre, un partenariat avec la MAIF qui partage cet attrait pour les écritures contemporaines et l’accompagnement des auteurs et des autrices. Nous co-programmons également un spectacle avec la Chartreuse, dans le cadre de ses Rencontres d’été. Nous co-programmons également un spectacle avec le festival Villeneuve en Scène pour répondre aux exigence de la pluridisciplinarité et de l’itinérance, hors les murs, dans des lieux non dédiés à cela. Enfin, nous avons conclu cette année un nouveau partenariat avec un tiers-lieu à Avignon, La Respélid’, qui occupe l’ancien carmel, qui dispose d’un parc d’un hectare et demi nous permettant de proposer une partie de la programmation en son sein. C’est non seulement hors les murs mais c’est aussi en plein air. Cela nous permet de proposer des choses de l’ordre de la performance et une expérience aux spectateurs et aux spectatrices à la tombée de la nuit, sous les platanes, sur un grand plateau intéressant. Il y a également d’autres espaces de jeux dans cet hectare et demi que nous avons occupé. Pour vous répondre, les spectacles se jouent dans les deux salles du Train bleu à la Chartreuse, à Villeneuve en Scène, à la MAIF et à La Respélid’ . Voici le programme.
Votre question pose un problème auquel je n’ai aucun souci à répondre. Le Festival d’Avignon et les modalités selon lesquelles nous travaillons sont dysfonctionnelles. Il est vrai que l’on dit « théâtre » mais si nous regardons un peu plus loin et sous un jour plus économique les choses, nous sommes, finalement, un prestataire de services.
Ce que nous proposons à chacune des compagnies, c’est une prestation de services qui comprend un accompagnement : la mise à disposition d’une salle évidemment équipée, avec des techniciens qui travaillent, des régisseurs d’accueil, un accompagnement en communication, un accompagnement dans la billetterie, un accompagnement technique important. Mais tout cela, finalement, ça donne lieu à une facturation c’est-à-dire que l’utopie de départ, c’est de réussir à faire en sorte que les compagnies dont le métier est de produire des spectacles et de les produire tous les jours – je veux dire de jouer des spectacles – puissent exercer cette activité et cette activité seulement, même dans le cadre du Festival d’Avignon, et donc, tout ce qu’il y a autour, c’est nous qui prenons en charge. Cela se traduit effectivement au travers de modalités économiques, nous facturons une prestation qui leur permet d’exercer leur métier convenablement, bien entourés, dans un lieu repéré. Une chose que nous avons du mal à quantifier, c’est évidemment tout l’aspect qui a trait à la spécificité de la programmation et donc des relations professionnelles. En effet, les compagnies viennent également ici pour développer un projet artistique sur un terme plus long que les trois semaines du festival. Il faut dès lors leur permettre de se projeter dans un ailleurs qui n’est pas le festival d’Avignon.
Cela dépend des lieux dans lesquels on souhaite jouer. Dans la grande salle, par exemple, celle du Train Bleu, pour un spectacle qui vient de rejouer l’ensemble du festival – donc 18 dates – cela coûte 23 000 euros hors taxes. C’est très cher et c’est pour cela aussi que je n’ai pas de problème à dire que c’est dysfonctionnel. Après, ça reste la prestation la plus chère que nous puissions facturer car il s’agit de la grande salle. En revanche, la petite salle du Train Bleu ayant une jauge plus réduite, pour construire un modèle économique cohérent, nous ne pouvons pas facturer ce prix-là évidemment. C’est encore différent à la MAIF. C’est différent à la Respelid’. C’est aussi fonction de la prestation que nous fournissons.
À Villeneuve en Scène, la prestation que nous faisons payer correspond à l’intégration justement, dans un programme, dans une programmation qui est celle du Train Bleu. Nous espérons – c’est à ça que nous travaillons toute l’année – qu’elle constitue une espèce de garantie pour les professionnels, qu’ils puissent se dire : « Bon voilà, il y a une espèce de caution artistique, un spectacle positionné politiquement. Un spectacle jeune dans sa durée de vie car on programme quand même beaucoup de création ou de spectacles créés dans l’année. Finalement, une espèce de gage de qualité. » Après, la qualité au théâtre ne veut pas dire grand-chose, c’est juste notre subjectivité qui s’est exercée et donc nous facture cela, c’est-à-dire que nous faisons la billetterie mais aussi la communication. En revanche, l’accompagnement technique n’est pas facturé car il depend de Villeuneuve en scène. Il s’agit donc d’une espèce de forfait.
Le Festival d’Avignon en tant que tel est l’aboutissement de la manière dont l’écosystème fonctionne. L’écosystème du Festival d’Avignon – le festival Off en tout cas – a complètement intégré l’écosystème du spectacle vivant en France. Ainsi, si cet écosystème est fragilisé parce qu’à un moment il n’y a plus d’argent ou parce que la vision politique n’est plus la même, évidemment que, faisant partie de cet écosystème, nous allons être impacté. Nous ne sommes pas du tout hors sol. Nous ne sommes pas hors champ, que nous soyons privé ou public. Tiago Rodrigues sera lui aussi impacté et, par ailleurs, pas plus directement que nous finalement. En effet, les compagnies qui viennent chez nous sont hautement subventionnées ce qui fait que par ricochet, par effet de transitivité, le Train Bleu est subventionné au second degré.
Leur budget pour venir à Avignon, est financé par la région. Il y en a tout de même beaucoup qui arrivent à le faire de façon autonome, en particulier les compagnies franciliennes par exemple, mais cela demande de multiplier les dispositifs d’aide et cela complexifie la chose. En Auvergne-Rhône-Alpes ou en PACA, c’est compliqué aussi.
Des régions comme la Normandie, la Bretagne, les Hauts-de-France, le Grand Est, ont pointé Avignon comme un enjeu de rayonnement de leurs compagnies régionales. Ainsi, elles accompagnent, elles aident économiquement. Si ces financements-là sont coupés, les compagnies n’auront plus les moyens. À terme, nous envisagerons aussi la question et ce ne sera pas grave, c’est comme ça. C’est aussi notre manière d’être au monde.
Ce serait grave, c’est-à-dire, important, pour nous, dans nos vies personnelles : Charles, Quentin et moi évidemment, puis nos employés, bien sûr. Après, nous pourrions être en lutte. Mais le monde étant ce qu’il est, il n’y a pas de raison qu’Avignon soit complètement hors sol. Il ne le sera pas d’ailleurs.
Ce serait mentir que de dire qu’on les voit tous avant d’accueillir des créations aussi. Il y a aussi des spectacles qui viennent jouer au Train Bleu pour la première fois, des spectacles qu’un public n’a jamais rencontrés et qui à leur tour n’ont jamais rencontré le public.
On s’intéresse beaucoup. Nous voyons un certain nombre de spectacles toute l’année, depuis six ans. Dès lors, un goût s’affirme, au-delà d’un positionnement politique. Je vis en région parisienne. Ici, il n’y a que notre administratrice et un pool de techniciens que nous pouvons employer lorsqu’il y a une activité au Train Bleu pendant l’année. Charles et moi, habitant Paris, c’est là-bas que nous voyons la majorité des spectacles.
Non, nous ne pouvons pas exprimer cette envie-là de programmer au Train Bleu. Cela n’aurait pas de sens. Par contre, nous pouvons proposer à la compagnie de réfléchir au sens que ça pourrait avoir, pour elle, de participer au Festival d’Avignon. Nous nous intéressons d’abord au sens que ça a de venir ici, aux résultats que nous pouvons en tirer et aux moyens qu’il faut mettre en œuvre pour y aller. Une compagnie qui a un spectacle et qui ne s’est peut-être jamais interrogée sur le fait de participer au Festival d’Avignon, notre idée sera d’abord de lui faire savoir ce qu’est le Festival d’Avignon, comment il fonctionne, à quoi cela peut servir et quel genre de résultat il serait possible d’obtenir. Parfois, c’est le bon moyen, la bonne idée et parfois ça ne l’est pas du tout. Il ne faut absolument pas venir à Avignon pour certains spectacles. Encore une fois, nous programmons dans le sens où ce que nous faisons finit par aboutir à une programmation cohérente, c’est-à-dire qu’on est un théâtre qui programme.
Ça, c’est sûr. Nous sommes sur des écritures contemporaines, qu’il s’agisse du théâtre, de la danse, de la marionnette ou du cirque. La question n’est pas esthétique, elle est d’intérêt. Est-ce que les pièces interrogent notre rapport au monde, apportent une vision de la société ou du monde actuel ? Si oui, cela nous intéresse.
Évidemment, on voit de superbes spectacles qui sont mal produits ou qui devraient monter une deuxième production pour venir à Avignon. Pendant très longtemps, nous n’avons pas réussi à trouver la solution et puis, en 2023 , l’an dernier, nous nous sommes lancés dans la coproduction. Nous avons été en mesure de nous dire que si cela faisait trois ans que nous proposions à la compagnie de venir, trois ans que le spectacle dont on sait qu’il est super ne pouvait pas venir uniquement pour des raisons financières, ce n’était pas une question si : techniquement ça rentre ; humainement on s’entend bien ; artistiquement, ça tient super bien la route et c’est vraiment merveilleux. Finalement, c’était toujours sur la question financière que ça coinçait. À un moment, nous nous sommes dits : « Bon, il faut faire connaître ce spectacle. Coproduisons-le à l’occasion du Festival d’Avignon. »
Si j’étais mécène des arts, je le ferais pour tous les spectacles. Étant moi-même limité financièrement, cela fonctionne au coup de cœur, à la subjectivité. J’en parle aux gens qui vivent aussi sur la structure parce que c’est une espèce d’engagement. Nous l’avons fait pour le spectacle Sarrazine qui était mis en scène par Lucie Rébéré. Ça a été la première coproduction du Train Bleu et nous coproduisons cette année deux spectacles : L’Abolition des privilèges d’Hugues Duchêne et Fête des mères d’Adèle Rouanet.
Ça se passe comme la programmation. Ça se passe par affinités, c’est de la subjectivité pure. Concrètement, nous partageons la même chose, c’est-à-dire le sentiment de donner, de mettre en lumière des artistes et des spectacles qui donnent une image du monde dans laquelle nous nous reconnaissons. Il y a quelque chose de cet ordre-là. Avec qui arrivons-nous à faire des choses pendant le temps du festival ? Ça a été pendant longtemps le théâtre des Doms et la manufacture. Nous avons monté par exemple le Focus international avec l’Institut français. Nous avons fait ça pendant trois ans. Cette année, il n’aura pas lieu parce que l’Institut français n’a pas construit de Focus international à Avignon. Mais j’espère que ce sera le cas l’an prochain et puis pendant l’année, nous travaillons avec la DRAC à un dispositif dont font partie quatre structures avignonnaises.
Oui, il y a le théâtre des Carmes, le Théâtre transversal, le Totem et le Train bleu. Nous trouvons des partenaires à Avignon si nous avons envie de monter ensemble des projets. Il s’agit, pour beaucoup, d’une question de temps, d’affinités, de faire connaissance, de se parler de nos projets respectifs et de se dire : nous nous retrouvons à cet endroit ; ça, cela nous rassemble ; pouvons-nous tisser quelque chose autour de ça ? Parce que nous avons très envie aussi d’être ouvert à Avignon sur la région.
À l’année, comme pendant le temps du festival, la ligne directrice est d’être un lieu qui permet aux compagnies de déployer un projet artistique. Sauf que pendant le temps du festival, ça veut dire les accompagner au mieux, qu’elles présentent un spectacle dans les meilleures conditions possibles en les mettant en relation avec un maximum de professionnels et le plus grand nombre de spectateurs et de spectatrices possibles. Pendant l’année, cet accompagnement au développement, nous avons considéré que là où nous serions bons, c’était d’accueillir en résidence, de permettre à des gens de chercher, de se tromper, de travailler leur matière. Donc à l’année, nous faisons beaucoup de résidence.
Tout à fait. Cela va de la performance (il y a une performance cet été au Carmel qui dure une demi-heure par exemple) au spectacle qui dure 1h50. C’est ça aussi la vivacité de la création. Et puis, pendant l’année, Charles et moi sommes très impliqués dans la vie d’un réseau dans les Hauts-de-France. On a fondé un réseau de théâtre public dans les Hauts-de-France. Ce réseau est devenu un réseau de théâtre public dans lequel il y a un CDN, cinq scènes nationales, quatre scènes conventionnées et le Train Bleu parce qu’on a eu l’envie au départ de partage, de mutualiser notre repérage artistique avec deux structures qui soient dirigées par des copains : la Mannequine à Pont-Sainte-Maxence et la Faïencerie à Creil. Et nous avons organisé deux jours de rencontres professionnelles, quitte à se présenter les uns aux autres des projets qu’on avait aimés ou dont on pensait qu’ils avaient ou qu’ils auraient de l’intérêt parce que ce sont des projets de création. On a invité l’ensemble du réseau à bien participer à ces présentations-là. Ça a plu à la DRAC et à la région qui nous ont dit : « On vous soutient, vous pourriez même penser à coproduire des spectacles ensemble. » Mais il faut élargir et à ce moment-là, nous avons décroché nos téléphones et expliqué le projet au Théâtre du Nord, au Phénix à Valenciennes, à Maubeuge à Beauvais etc. C’est devenu un réseau qui s’appelle la Croisée. Nous faisons cela pendant l’année : du repérage, des résidences, et on s’occupe de la Croisée. Quand je dis repérage, c’est aussi repérage en Belgique, au Luxembourg, en Suisse, au Canada et au Québec.